Il l’a dit lui-même dans un de ses billets de blog le 28 juillet 2019 comme dans ses commentaires récents sur Twitter : l’« insipide modernité » avance dans les montagnes comme ailleurs (voir : http://petitcoucou.unblog.fr/2020/04/17/quand-cyprien-luraghi-faisait-du-tourisme-sexuel-dans-lhimalaya/), et avec elle son flot d’humanitaires, d’enseignants et d’enquêteurs en tous genres, même de la police française…
Résultat : tandis que l’illettrisme et l’ignorance reculent chez leurs proies d’habitude, la traque aux prédateurs sexuels s’organise, mettant en danger ces derniers comme ils ne le sont pas encore dans le Lot, en France, où le trafiquant de drogue, pirate informatique et pédophile notoire Pascal Edouard Cyprien Luraghi a élu domicile voici une trentaine d’années et n’a jamais été inquiété pour aucune de ses nombreuses activités illicites.
https://www.francetvinfo.fr/monde/asie/seisme-au-nepal/video-envoye-special-nepal-la-traque-des-touristes-sexuels_1600167.html
VIDEO. Envoyé spécial. Népal : la traque des touristes sexuels
Frappé l’an dernier par un terrible séisme, le Népal fait face à un afflux de pédophiles. Enquête sur le travail des membres d’une ONG en première ligne dans la traque des prédateurs d’enfants.
Frappé l’an dernier par un séisme, le Népal fait face à un afflux de pédophiles venus du monde entier. Une centaine d’entre eux se rendraient régulièrement dans ce petit pays montagneux, grimés en travailleurs humanitaires, pour cibler les nombreux enfants des rues. Face à ces prédateurs, la police locale est peu ou pas formée. Les ONG sont en première ligne. Pendant huit mois, « Envoyé spécial » a suivi le travail d’une femme, Sulakshana Rana, et d’une cellule anti-pédophiles particulièrement efficace. Filatures, tournages en caméra cachée, recueil de témoignages… pour la première fois, le magazine a pu filmer, dans les rues de Katmandou, la traque et l’arrestation de plusieurs Français déjà condamnés par le passé.
Des ressortissants français arrêtés
Avec le commissaire Grossir, un policier français, « Envoyé spécial » a également enquêté sur la façon dont les pédophiles s’échangent des photos de jeunes Népalais sur internet. Le travail du commissaire Grossir a conduit à l’arrestation de 12 Français en trois ans dans la région. Enquête sur la nouvelle destination de prédilection des prédateurs d’enfants.
Un reportage de Camille Le Pomellec, Sébastien Sega.
https://www.lepoint.fr/monde/au-coeur-d-une-caste-d-intouchables-episode-1-17-08-2015-1957195_24.php#xtmc=lamoureux-nepal&xtnp=1&xtcr=3
Au coeur d’une caste d’intouchables, épisode 1
Pendant des siècles, les femmes badis du Népal ont dansé pour les rois, avant de basculer dans le commerce du sexe. Notre reporter les a rencontrées.
Par Nathalie Lamoureux
Modifié le 14/09/2015 à 17:51 – Publié le 17/08/2015 à 12:19 | Le Point.fr
Nuit sans charme, froide et humide, au pied du Toit du monde. Des chiens qui traînent leur misère, des bus qui fument. Le pschitt des cocottes à dal bhat (plat local).
Mina attend dans l’arrière-salle d’un hôtel blafard, où tous les sentiments sont gris, les mots d’amours, rares. Elle resserre doucement un châle autour de ses épaules. Ses yeux sourient. Puis, sans fioriture, elle raconte : « J’ai commencé avant les règles, à dix ans peut-être. Personne ne m’a forcée. Pour manger », mime-t-elle avec sa main. Puis elle reprend sèchement en levant les yeux vers l’ancienne trappe qui desservait les étages. «Les filles se plaçaient contre un mur de la pièce. Les hommes, de l’autre côté. La musique aidant, ils n’avaient plus qu’à choisir. » Comme dans les années 1960, dans les dancings au Groenland.
« Il y avait des beaux, des gentils, des moches, des vulgaires, surtout de hautes castes, des Brahmanes, des Chetris, mais aussi des Magars… Certains venaient à cheval, d’autres, en grosse voiture. » À 17 ans, Mina succombe au charme d’un de ses clients, et tombe enceinte. « Je l’aimais, il me donnait un peu d’argent. Je savais que je ne trouverais pas d’autres hommes et je me suis accrochée à lui. Mais sa femme l’a su et ne l’a plus lâché. J’ai recommencé avec le sexe pour nourrir mon enfant », poursuit-elle. Quelques années plus tard, Mina revoit son client et donne naissance à un second garçon. Elle rêve secrètement d’un mariage et d’une maison. Ses désirs se réalisent, mais sans cohabitation véritable.
L’arbre qui cache la forêt
L’histoire de Mina n’est pas un cas isolé, c’est l’arbre qui cache la forêt. La jeune femme appartient à la communauté badie et, pendant des décennies, les femmes de cette caste d’intouchables ont vendu leurs charmes pour survivre. La communauté badie, estimée à 38 603 habitants, forme l’une des vingt-cinq sous-castes du Népal, la plus basse sur l’échelle de l’intouchabilité, dont on n’accepte ni l’eau, ni la nourriture, ni le contact, ni la proximité. Difficile de saisir, du point de vue de la dualité pur-impur, qui structure la hiérarchie des castes, théorisée par Louis Dumont, comment un Brahmane, qui vit dans l’angoisse de la souillure, puisse copuler avec une intouchable. Sauf à penser que la purification par aspersion d’eau suffit à laver ses écarts et que sa moralité s’arrête au pied du lit. « Les Kamis sont là pour travailler le métal, les Damais pour coudre des habits, les Sarkis pour fabriquer des chaussures, les Badis pour fournir des plaisirs sexuels », explique le sociologue Thomas Cox.
« Traiter ces femmes comme autre chose que des objets sexuels est, pour les Brahmanes, les Chetris et les Thakuris (1), une violation des règles de la caste qui porte atteinte au statut social de l’individu supérieur », analyse encore le sociologue.
La réalité est plus complexe. Si les Badis sont intouchables, c’est parce qu’ils fabriquent des tambours, conçus à partir d’éléments organiques. Leur fonction dans l’ordre socio-brahmanique est de divertir, lors des festivals et des mariages, pas de fournir des services sexuels. Par ailleurs, des enfants illégitimes sont nés de ces relations et des mariages intercastes, encouragés notamment par les maoïstes, ont favorisé ce que l’hindouisme rejette par-dessus tout : le mélange des individus. Mais, encore une fois, valeurs, croyances et moralité s’arrêtent au pied du lit…
1) Thakuri, caste royale, descendant des Rajput, rois du Rajasthan, juste en dessous des Chetris (guerriers) dans l’ordre socio-brahmanique.
https://www.lepoint.fr/monde/nepal-au-coeur-d-une-caste-d-intouchables-episode-2-24-08-2015-1958868_24.php#xtmc=lamoureux-nepal&xtnp=1&xtcr=2
Népal : au cœur d’une caste d’intouchables, épisode 2
Intouchables, mais pourtant à vendre ou à louer… Au cœur du Népal, chez les Badis, la prostitution est une « tradition ». Reportage.
Par Nathalie Lamoureux
Modifié le 14/09/2015 à 17:50 – Publié le 24/08/2015 à 17:42 | Le Point.fr
Salyan est la terre ancestrale des Badis, dont l’histoire est aussi nébuleuse que celle du Népal ancien. Les scientifiques pensent que les Badis sont venus dans l’ouest du pays depuis l’Inde,
vraisemblablement au XIVe siècle. Leur territoire est éclaté en une
poussière de petits royaumes, dirigés par des dynasties belliqueuses. Le
roi fait appel à des troupes d’artistes pour le divertir, les Badis,
déformation de baadak qui signifie joueur de musique. Au fil du
temps, les seigneurs usent de leur prestige aristocratique sur le beau
sexe. Le roi peut pratiquer ce qu’il interdit, les règles de caste ne
s’appliquent pas à sa personne. Cependant, les alliances et naissances
qui en découlent, reprouvées par les codes brahmaniques, embarrassent la
noblesse, et les Brahmanes ne sont pas toujours disposés à imaginer un
artifice de généalogie pour introduire les rejetons dans une caste
enviée.
Les Badis sont donc exclus des palais et poursuivent leurs activités dans la rue. Comme tous les hors-caste, certains travaillaient pour un patron, le bista, et recevaient, en échange, du grain. Après la chute du régime Rana, les notables de l’ouest du Népal perdirent leur pouvoir économique et ne purent continuer à assumer le patronage des Badis, qui, pour survivre, entamèrent une vie de débauche. Le phénomène sera facilité au milieu des années 60 par l’ouverture de nouveaux accès routiers – grâce aux programmes d’éradication de la malaria – vers les villes de la plaine du Terai, ouvrant ainsi un large marché pour le commerce du sexe. Parallèlement, l’émergence de la radio et de la télévision réduisit, de façon drastique, la demande en divertissements traditionnels.
Salyan, sur les premiers reliefs himalayens, est leur terre ancestrale. Dans la brume matinale, les bus Tata multicolores y tracent des courbes vertigineuses, la porte ouverte aux quatre vents. Arrêt en fanfare à Lantee, petit paradis pour aventurier solitaire, aux maisonnettes bleu et ocre, entouré de champs de blé vert, de moutarde et de forêts. « C’est la première fois que l’on voit des Occidentaux », lance Bahadur Guma Badi, dit le « brave ». De la bravoure, il en a fallu à ses ancêtres pour traverser les montagnes fragiles, peu habitées, chahutées par les rivières en crue, les glissements de terrain. « Ma famille cherchait une rivière pour pêcher, car nous n’avions pas le droit de posséder des terres. On vendait des tambours. On mendiait auprès des hautes-castes. »
Les Badis vivaient dans des huttes de chaume et d’argile. Des villages leur étaient affectés. « Mais les villageois nous persécutaient. De fait, nous sommes devenus des nomades. Personne ne voulait nous approcher. Puis mes fils sont partis travailler en Inde, mes filles se sont prostituées. J’ai acheté une terre à un privé. Nous avons vécu sans l’aide de personne. » Bahadur vend des fruits et des légumes sur le marché, élève des porcs. « C’est plus rentable que de cultiver des champs. Un porcelet rapporte 5 000 roupies pièce [50 euros] », dit-il fièrement.
Le soleil peine à élever sa torche jaune. Des hommes, rassemblés autour d’un feu, sirotent par goulées bruyantes du dudh cya brûlant (thé au lait). Des enfants, impatients de se faire photographier, s’agitent dans le dédale de maisons de terre serrées les unes contre les autres. « Il est arrivé que des clients éméchés se trompent de maison et violent les filles d’à côté », raconte Geni Badi. Elle a 14 ans lorsque sa mère lui apprend les rudiments du métier. « Elle-même avait appris de sa mère. Mais la première fois fut très dure. J’avais mal, je pleurais, j’étais effrayée. »
Les familles sont de solides piliers dans la prostitution. Elles prospectent les clients, négocient les tarifs, et dissuadent leurs filles de se marier. Les parents autorisent le mariage seulement après avoir obtenu une compensation du futur époux correspondant à la perte de revenu occasionnée. Celles qui contreviennent aux règles de la caste sont obligées de s’enfuir, avec leur compagnon. Le premier rapport sexuel est très prisé. La fille offerte a le statut de déesse. « On peut toucher entre 5 000 et 10 000 roupies [50 à 100 euros] », précise Gina. Il s’accompagne, comme pour un mariage traditionnel hindou, d’un rituel, arrangé par la mère et appelé nathuni kholne. La fille est maquillée et habillée avec de jolis vêtements. Elle porte un gros bijou (bulaki) qui relie le nez à l’oreille. Le plus offrant a le droit d’ouvrir le bulaki, de la déflorer.
Aujourd’hui, là où la prostitution persiste, la vente du corps se banalise. La fille accepte simplement de perdre sa virginité. « L’hiver, je descendais à pied dans le Terai, reprend Gina. Là, il y avait beaucoup d’hommes, des militaires, des chauffeurs. Je les interpellais dans la rue. Mais ce n’était pas des oranges que je vendais. » Gina vit seule, sans enfants. Sa vie s’est améliorée, dit-elle. « On peut trouver de l’argent en vendant des fruits, du poisson, en faisant pousser des champignons, en cassant des cailloux. Pour un camion plein, on reçoit 1 500 roupies (15 euros). » L’équivalent d’une dizaine de passes. « Plus jamais je ne voudrais refaire ça. »
Dans les foyers, qui tournent avec l’argent de la prostitution – où prédomine le modèle patriarcal –, les femmes ont souvent plus de pouvoir. Mais quand la prostitution cesse ou devient gênante, l’hégémonie masculine se reconfigure. La relative autonomie des femmes Badis les rend plus vulnérables aux viols. Les histoires qui circulent racontent comment une jeune fille Dalit a été violée, battue et promenée dans le village, comment telle autre a été enlevée et vendue à des particuliers. « Ma sœur se prostituait, raconte Sirzana Malla, 27 ans. Un jour, un homme est venu à la maison. Puis, quand il est parti, mon père m’a enfermée pendant un mois dans une pièce. Il me disait que les autres garçons ne devaient pas me voir. Je ne comprenais pas. Le jour du mariage, j’ai su. Mon père m’avait donnée à un Thakuri. J’avais douze ans, il en avait 30 ans. »
Aujourd’hui, cette alliance lui confère une certaine position dans la communauté, mais à quel prix. Le regard baissé, malgré l’émotion qui l’envahit, elle poursuit. « Il me battait, buvait, allait voir d’autres filles. Puis nous avons eu deux enfants et il s’est calmé. Mais ma belle-famille ne veut pas me recevoir car je suis de caste inférieure. » Elle s’interrompt brusquement. Deux hommes hautains traversent le village, marquent une pause, font mine de s’intéresser à la discussion, envoient de grands sourires mielleux, puis repartent en direction de la rivière. « Bahun [brahmane en nepali], lâche-telle, discrètement. Nos relations se sont améliorées. On n’a plus à laver nos verres dans les tea-shop, mais ils viennent toujours brûler leurs morts en face de nos maisons. » La loi sur l’intouchabilité ne date que de 2001.
https://www.lepoint.fr/monde/nepal-au-coeur-d-une-caste-d-intouchables-episode-3-04-09-2015-1961899_24.php#xtmc=lamoureux-nepal&xtnp=1&xtcr=1
Par Nathalie Lamoureux
Hors castes et exclus du palais
Les Badis sont donc exclus des palais et poursuivent leurs activités dans la rue. Comme tous les hors-caste, certains travaillaient pour un patron, le bista, et recevaient, en échange, du grain. Après la chute du régime Rana, les notables de l’ouest du Népal perdirent leur pouvoir économique et ne purent continuer à assumer le patronage des Badis, qui, pour survivre, entamèrent une vie de débauche. Le phénomène sera facilité au milieu des années 60 par l’ouverture de nouveaux accès routiers – grâce aux programmes d’éradication de la malaria – vers les villes de la plaine du Terai, ouvrant ainsi un large marché pour le commerce du sexe. Parallèlement, l’émergence de la radio et de la télévision réduisit, de façon drastique, la demande en divertissements traditionnels.
Des huttes de chaume et d’argile
Salyan, sur les premiers reliefs himalayens, est leur terre ancestrale. Dans la brume matinale, les bus Tata multicolores y tracent des courbes vertigineuses, la porte ouverte aux quatre vents. Arrêt en fanfare à Lantee, petit paradis pour aventurier solitaire, aux maisonnettes bleu et ocre, entouré de champs de blé vert, de moutarde et de forêts. « C’est la première fois que l’on voit des Occidentaux », lance Bahadur Guma Badi, dit le « brave ». De la bravoure, il en a fallu à ses ancêtres pour traverser les montagnes fragiles, peu habitées, chahutées par les rivières en crue, les glissements de terrain. « Ma famille cherchait une rivière pour pêcher, car nous n’avions pas le droit de posséder des terres. On vendait des tambours. On mendiait auprès des hautes-castes. »
Les Badis vivaient dans des huttes de chaume et d’argile. Des villages leur étaient affectés. « Mais les villageois nous persécutaient. De fait, nous sommes devenus des nomades. Personne ne voulait nous approcher. Puis mes fils sont partis travailler en Inde, mes filles se sont prostituées. J’ai acheté une terre à un privé. Nous avons vécu sans l’aide de personne. » Bahadur vend des fruits et des légumes sur le marché, élève des porcs. « C’est plus rentable que de cultiver des champs. Un porcelet rapporte 5 000 roupies pièce [50 euros] », dit-il fièrement.
La famille, pilier de la prostitution
Le soleil peine à élever sa torche jaune. Des hommes, rassemblés autour d’un feu, sirotent par goulées bruyantes du dudh cya brûlant (thé au lait). Des enfants, impatients de se faire photographier, s’agitent dans le dédale de maisons de terre serrées les unes contre les autres. « Il est arrivé que des clients éméchés se trompent de maison et violent les filles d’à côté », raconte Geni Badi. Elle a 14 ans lorsque sa mère lui apprend les rudiments du métier. « Elle-même avait appris de sa mère. Mais la première fois fut très dure. J’avais mal, je pleurais, j’étais effrayée. »
Les familles sont de solides piliers dans la prostitution. Elles prospectent les clients, négocient les tarifs, et dissuadent leurs filles de se marier. Les parents autorisent le mariage seulement après avoir obtenu une compensation du futur époux correspondant à la perte de revenu occasionnée. Celles qui contreviennent aux règles de la caste sont obligées de s’enfuir, avec leur compagnon. Le premier rapport sexuel est très prisé. La fille offerte a le statut de déesse. « On peut toucher entre 5 000 et 10 000 roupies [50 à 100 euros] », précise Gina. Il s’accompagne, comme pour un mariage traditionnel hindou, d’un rituel, arrangé par la mère et appelé nathuni kholne. La fille est maquillée et habillée avec de jolis vêtements. Elle porte un gros bijou (bulaki) qui relie le nez à l’oreille. Le plus offrant a le droit d’ouvrir le bulaki, de la déflorer.
Aujourd’hui, là où la prostitution persiste, la vente du corps se banalise. La fille accepte simplement de perdre sa virginité. « L’hiver, je descendais à pied dans le Terai, reprend Gina. Là, il y avait beaucoup d’hommes, des militaires, des chauffeurs. Je les interpellais dans la rue. Mais ce n’était pas des oranges que je vendais. » Gina vit seule, sans enfants. Sa vie s’est améliorée, dit-elle. « On peut trouver de l’argent en vendant des fruits, du poisson, en faisant pousser des champignons, en cassant des cailloux. Pour un camion plein, on reçoit 1 500 roupies (15 euros). » L’équivalent d’une dizaine de passes. « Plus jamais je ne voudrais refaire ça. »
Une loi sur l’intouchabilité en 2001
Dans les foyers, qui tournent avec l’argent de la prostitution – où prédomine le modèle patriarcal –, les femmes ont souvent plus de pouvoir. Mais quand la prostitution cesse ou devient gênante, l’hégémonie masculine se reconfigure. La relative autonomie des femmes Badis les rend plus vulnérables aux viols. Les histoires qui circulent racontent comment une jeune fille Dalit a été violée, battue et promenée dans le village, comment telle autre a été enlevée et vendue à des particuliers. « Ma sœur se prostituait, raconte Sirzana Malla, 27 ans. Un jour, un homme est venu à la maison. Puis, quand il est parti, mon père m’a enfermée pendant un mois dans une pièce. Il me disait que les autres garçons ne devaient pas me voir. Je ne comprenais pas. Le jour du mariage, j’ai su. Mon père m’avait donnée à un Thakuri. J’avais douze ans, il en avait 30 ans. »
Aujourd’hui, cette alliance lui confère une certaine position dans la communauté, mais à quel prix. Le regard baissé, malgré l’émotion qui l’envahit, elle poursuit. « Il me battait, buvait, allait voir d’autres filles. Puis nous avons eu deux enfants et il s’est calmé. Mais ma belle-famille ne veut pas me recevoir car je suis de caste inférieure. » Elle s’interrompt brusquement. Deux hommes hautains traversent le village, marquent une pause, font mine de s’intéresser à la discussion, envoient de grands sourires mielleux, puis repartent en direction de la rivière. « Bahun [brahmane en nepali], lâche-telle, discrètement. Nos relations se sont améliorées. On n’a plus à laver nos verres dans les tea-shop, mais ils viennent toujours brûler leurs morts en face de nos maisons. » La loi sur l’intouchabilité ne date que de 2001.
https://www.lepoint.fr/monde/nepal-au-coeur-d-une-caste-d-intouchables-episode-3-04-09-2015-1961899_24.php#xtmc=lamoureux-nepal&xtnp=1&xtcr=1
Népal : au coeur d'une caste d'intouchables, épisode 3
La prostitution, stigmate ou norme sociale ? Au cœur du Népal, chez les Badis, où la prostitution est une « tradition ». Reportage.
Par Nathalie Lamoureux
Modifié le 14/09/2015 à 17:49 – Publié le 04/09/2015 à 10:50 | Le Point.fr
La prostitution est une pratique complexe, produit de significations
particulières en fonction des cultures. « Les frontières qui séparent
intérêts et sentiments, contraintes et plaisirs, égalité et domination
sont ténues », analysent les chercheurs de l’École des hautes études en
sciences sociales (EHSS) (1).
On peut penser que les femmes badis ont, à travers les transactions sexuelles, cherché à construire les conditions sociales de leur émancipation, sans pour autant acquérir toujours valorisation et dignité aux yeux des hommes. Les mariages intercastes, se pratiquant souvent hors du cercle familial, leur ont donné un moyen d’exister socialement, de fonder une famille, tout en échappant à la dépendance de la belle-famille, qui, si elle les avait acceptées, les aurait cantonnées dans des rôles de bonnes à tout faire : servir le mari, le nourrir, entretenir sa fertilité, assurer l’engendrement, nettoyer l’étable, couper les fourrages, aller chercher l’eau au puits…. Rien ne dit, néanmoins, qu’au sein du foyer distant, la femme ne retrouve pas le statut social de la femme dans la société népalaise en général, « qui n’est pas celui d’une très grande liberté, dans les premières années qui suivent le mariage, et ce quel que soit le rang social, même les plus élevés, explique Rémi Bordes, anthropologue au Centre d’études himalayennes. Ce n’est qu’ensuite, lorsque les femmes auront eu plusieurs enfants et pris un peu d’âge, qu’elles seront mieux considérées. Pour ce qui est de l’aisance économique, rien n’interdit à une femme de monter une petite affaire pour dégager du revenu, ou d’y aider son mari, et les femmes badis s’associent sans doute assez facilement à leurs époux dans ce genre de projet, voire elles le choisissent aussi selon ce critère, lorsqu’elles savent que cela sera possible. »
Le soleil cogne les bas-reliefs qui entourent Tulsipur, ville du Sud-Ouest, à trois heures au sud de Salyan, déglinguée, comme après un tremblement de terre. La poussière s’infiltre dans la bouche, les narines. La sécheresse est à son apogée. Il y a dix ans, le site était un vaste bordel à ciel ouvert, où convergeaient les prostituées originaires des pahad, les montagnes. Quelques familles ont pu y acheter des terres et construire de belles maisons. Gopal Nepali, comptable pour DMEK, association de défense des femmes dalit, égrène : « Ici vivait une fille avec deux enfants. Elle a rencontré un homme français. Elle vit là-bas. Là, la femme possède trois maisons, dont deux à Katmandou. » L’intéressée, Sabrita Nepali, intriguée par cette visite impromptue, accepte de nous rencontrer. Rayonnante, elle porte fièrement le sindur, cette poudre de vermillon tracée sur la raie des cheveux, marque des femmes mariées. Dans la culture hindoue, toute femme qui n’est pas une épouse (veuve incluse) est suspecte. Très tôt, sa mère lui trace son destin. Le trottoir, ma fille. « Les hommes étaient saouls, violents. Ils me battaient, parfois ne payaient pas. J’étais la risée des autres filles. » Sa mère écoute, sans rien dire. Le calvaire de Sabrita prend fin au bout de trois ans. Elle rencontre un homme avec lequel elle s’engage dans des relations suivies, « un ingénieur chetri, qui trouve du travail aux USA. Il m’envoyait 5 000, parfois 8 000 euros. » Elle semble heureuse. « On n’aurait pas eu tout ça. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre, je suis illettrée. » Son sourire se dissipe. « Quand j’y repense, tous ces hommes, on a envie de leur dire que ce sont des cochons. »
Les témoignages récoltés permettent de nuancer les conclusions de Thomas Cox, qui les a étudiées pendant dix ans et qui écrivait dans les années 2000 : « Il n’y a pas de stigmate de la prostitution dans la société badi. Au contraire, c’est une norme. C’est précisément parce que les prostituées badis reçoivent des soutiens psychologiques des autres membres de la communauté qu’elles ne sont pas traumatisées, comme les prostituées dans les autres sociétés. » Gopal Nepali, titulaire d’un master en sociologie, dénonce lui aussi cette vision réductrice et humiliante. « C’est un stigmate qui souille toute la communauté. Les Badis ne sont pas nés dans la prostitution. Et toutes les femmes ne vendent pas leur corps. » En 2013, il a publié une étude, recentrée sur leur exploitation par les puissants, et multiplie les conférences pour alerter l’opinion sur le sort des Dalit, ces « rebuts de l’ordre hindou », qui luttent pour leurs droits. L’affirmation de Cox a suscité un tollé, également parmi les chercheurs internationaux qui s’intéressent aux basses castes – et à juste titre. « En reprenant pour argent comptant le discours de façade produit par les Badis, Cox culturalise le stigmate, le fait passer pour une donnée naturelle de la société, avec sous-jacente l’idée terrifiante que toute norme instillée par la culture est bonne à partir du moment où elle est reconnue par le groupe, argumente Rémi Bordes. Imaginez ce que serait cette idée transposée à l’assassinat djihadiste : à partir du moment où on naîtrait dans une société où il serait normal et valorisé de devenir kamikaze à l’âge de douze ans, eh bien cela n’aurait plus rien de répréhensible parce que le kamikaze et son entourage le vivraient bien. »
Si les femmes badis, soutenues par leur famille, souffrent peut-être moins que des filles enrôlées brutalement et de force, leur corps est tout aussi aliéné. « Il n’y a certes pas de maquereau chez les Badis, pas d’agent personnel de l’exploitation des corps, mais ce qui se passe au niveau sociologique et subjectif est peut-être pire, quoique larvé. Ce qui tient lieu de maquereau, c’est l’adhésion fataliste et intériorisée à un système de valeurs et de positions sociales particulièrement impitoyables, devant lequel les Badis n’ont pas eu d’autre choix que de survivre en faisant bonne figure », poursuit Rémi Bordes.
(1) Le revenu moyen par personne est de 340 dollars par an.
https://www.lepoint.fr/monde/nepal-au-coeur-d-une-caste-d-intouchables-episode-3-13-09-2015-1964380_24.php#xtmc=lamoureux&xtnp=1&xtcr=1
Par Nathalie Lamoureux
Le sexe pour s’émanciper
On peut penser que les femmes badis ont, à travers les transactions sexuelles, cherché à construire les conditions sociales de leur émancipation, sans pour autant acquérir toujours valorisation et dignité aux yeux des hommes. Les mariages intercastes, se pratiquant souvent hors du cercle familial, leur ont donné un moyen d’exister socialement, de fonder une famille, tout en échappant à la dépendance de la belle-famille, qui, si elle les avait acceptées, les aurait cantonnées dans des rôles de bonnes à tout faire : servir le mari, le nourrir, entretenir sa fertilité, assurer l’engendrement, nettoyer l’étable, couper les fourrages, aller chercher l’eau au puits…. Rien ne dit, néanmoins, qu’au sein du foyer distant, la femme ne retrouve pas le statut social de la femme dans la société népalaise en général, « qui n’est pas celui d’une très grande liberté, dans les premières années qui suivent le mariage, et ce quel que soit le rang social, même les plus élevés, explique Rémi Bordes, anthropologue au Centre d’études himalayennes. Ce n’est qu’ensuite, lorsque les femmes auront eu plusieurs enfants et pris un peu d’âge, qu’elles seront mieux considérées. Pour ce qui est de l’aisance économique, rien n’interdit à une femme de monter une petite affaire pour dégager du revenu, ou d’y aider son mari, et les femmes badis s’associent sans doute assez facilement à leurs époux dans ce genre de projet, voire elles le choisissent aussi selon ce critère, lorsqu’elles savent que cela sera possible. »
Le trottoir, ma fille
Le soleil cogne les bas-reliefs qui entourent Tulsipur, ville du Sud-Ouest, à trois heures au sud de Salyan, déglinguée, comme après un tremblement de terre. La poussière s’infiltre dans la bouche, les narines. La sécheresse est à son apogée. Il y a dix ans, le site était un vaste bordel à ciel ouvert, où convergeaient les prostituées originaires des pahad, les montagnes. Quelques familles ont pu y acheter des terres et construire de belles maisons. Gopal Nepali, comptable pour DMEK, association de défense des femmes dalit, égrène : « Ici vivait une fille avec deux enfants. Elle a rencontré un homme français. Elle vit là-bas. Là, la femme possède trois maisons, dont deux à Katmandou. » L’intéressée, Sabrita Nepali, intriguée par cette visite impromptue, accepte de nous rencontrer. Rayonnante, elle porte fièrement le sindur, cette poudre de vermillon tracée sur la raie des cheveux, marque des femmes mariées. Dans la culture hindoue, toute femme qui n’est pas une épouse (veuve incluse) est suspecte. Très tôt, sa mère lui trace son destin. Le trottoir, ma fille. « Les hommes étaient saouls, violents. Ils me battaient, parfois ne payaient pas. J’étais la risée des autres filles. » Sa mère écoute, sans rien dire. Le calvaire de Sabrita prend fin au bout de trois ans. Elle rencontre un homme avec lequel elle s’engage dans des relations suivies, « un ingénieur chetri, qui trouve du travail aux USA. Il m’envoyait 5 000, parfois 8 000 euros. » Elle semble heureuse. « On n’aurait pas eu tout ça. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre, je suis illettrée. » Son sourire se dissipe. « Quand j’y repense, tous ces hommes, on a envie de leur dire que ce sont des cochons. »
La prostitution, une norme
Les témoignages récoltés permettent de nuancer les conclusions de Thomas Cox, qui les a étudiées pendant dix ans et qui écrivait dans les années 2000 : « Il n’y a pas de stigmate de la prostitution dans la société badi. Au contraire, c’est une norme. C’est précisément parce que les prostituées badis reçoivent des soutiens psychologiques des autres membres de la communauté qu’elles ne sont pas traumatisées, comme les prostituées dans les autres sociétés. » Gopal Nepali, titulaire d’un master en sociologie, dénonce lui aussi cette vision réductrice et humiliante. « C’est un stigmate qui souille toute la communauté. Les Badis ne sont pas nés dans la prostitution. Et toutes les femmes ne vendent pas leur corps. » En 2013, il a publié une étude, recentrée sur leur exploitation par les puissants, et multiplie les conférences pour alerter l’opinion sur le sort des Dalit, ces « rebuts de l’ordre hindou », qui luttent pour leurs droits. L’affirmation de Cox a suscité un tollé, également parmi les chercheurs internationaux qui s’intéressent aux basses castes – et à juste titre. « En reprenant pour argent comptant le discours de façade produit par les Badis, Cox culturalise le stigmate, le fait passer pour une donnée naturelle de la société, avec sous-jacente l’idée terrifiante que toute norme instillée par la culture est bonne à partir du moment où elle est reconnue par le groupe, argumente Rémi Bordes. Imaginez ce que serait cette idée transposée à l’assassinat djihadiste : à partir du moment où on naîtrait dans une société où il serait normal et valorisé de devenir kamikaze à l’âge de douze ans, eh bien cela n’aurait plus rien de répréhensible parce que le kamikaze et son entourage le vivraient bien. »
Des corps aliénés
Si les femmes badis, soutenues par leur famille, souffrent peut-être moins que des filles enrôlées brutalement et de force, leur corps est tout aussi aliéné. « Il n’y a certes pas de maquereau chez les Badis, pas d’agent personnel de l’exploitation des corps, mais ce qui se passe au niveau sociologique et subjectif est peut-être pire, quoique larvé. Ce qui tient lieu de maquereau, c’est l’adhésion fataliste et intériorisée à un système de valeurs et de positions sociales particulièrement impitoyables, devant lequel les Badis n’ont pas eu d’autre choix que de survivre en faisant bonne figure », poursuit Rémi Bordes.
(1) Le revenu moyen par personne est de 340 dollars par an.
https://www.lepoint.fr/monde/nepal-au-coeur-d-une-caste-d-intouchables-episode-3-13-09-2015-1964380_24.php#xtmc=lamoureux&xtnp=1&xtcr=1
Népal : au coeur d'une caste d'intouchables, épisode 4
Une reconfiguration, pas une disparition. Aujourd’hui, au Népal, la prostitution subsiste, mais ne se pratique plus au grand jour. Reportage.
Par Nathalie Lamoureux
Publié le 13/09/2015 à 16:02 | Le Point.fr
Au Népal, peu à peu,
la prostitution se reconfigure. Les programmes de prévention et de lutte
contre le sida, engagés dans les années 90, ont eu pour effet de faire
prendre conscience aux femmes des dangers de leur métier et des
mutilations dont elles sont victimes. « Il fallait que ça s’arrête,
avoue Bahadur. On ne pouvait plus continuer comme ça. Je voyais les
hommes s’allonger sur mes filles. Pendant la guerre civile, les maoïstes
battaient les femmes qui se vendaient pour le sexe. »
2007 marque un tournant. Des femmes Badis investissent, pendant 48 jours, les rues de la capitale népalaise pour réclamer la fin de la prostitution, un travail décent, des papiers pour les enfants illégitimes, et l’élimination du terme patar (prostituée) pour indiquer Badis. Le mouvement aboutit à l’établissement d’un Comité de développement. « Une révolution », exulte Rem Bahadur BK, président de Jagaran Media Center, une alliance de journalistes Dalit. Mais le projet s’empêtre dans les millefeuilles de la bureaucratie népalaise. En 2011, le gouvernement débloque finalement un million d’euros sur cinq ans, affectés à quatorze districts de l’Ouest. Les filles bénéficient de formations en esthétique et en couture, les garçons de stage de conduite. Des programmes de logement sont mis en place. Les emplois sont limités et les financements pas toujours bien répartis. « Mais on n’était plus considérés comme des sous-hommes », nuance Rem.
Près de quatre cents enfants illégitimes ont été scolarisés. « Pendant longtemps, les enfants Badis n’avaient pas le droit de toucher les livres, témoigne Sitara Badi, membre du parti du Congrès. Certains sont devenus instituteurs, infirmiers, patrons, d’autres se sont engagés en politique. » Malgré les soutiens, les blessures de l’enfance sont restées douloureuses et profondes. « Le jour où quelqu’un a dit que mon père était l’instituteur du village, mon enfance s’est brisée. En classe, l’homme ne m’a plus adressé la parole. Les autres élèves m’ont traité de tous les noms », racontePuspa Badi, 19 ans. Jolie comme un cœur dans sa polaire à pois, elle rêve alors d’un tourbillon qui l’aspire hors de l’infamie. Mais sa mère se marie avec un Kami (caste des travailleurs), donne naissance à deux autres enfants, puis l’abandonne, elle et sa sœur, chez l’oncle maternel. « J’étais perdue. J’ai dû me battre pour m’inscrire à l’université. » La Constitution provisoire de 2007 ne prévoit pas de disposition permettant de donner la citoyenneté à un enfant, à partir du nom de la femme. Sans papier d’identité, on ne peut pas postuler pour un travail, passer des concours, s’inscrire à l’école. La Cour suprême a ordonné au gouvernement de régulariser les cas d’enfants nés de père inconnu, « mais son application se fait au compte-gouttes », ajoute Rem, qui blâme l’inertie et la corruption.
Les reliefs ne sont plus en vue, enveloppés dans une brume épaisse. Pas une plissure, pas un creux pour heurter le regard. Des forêts, des champs de céréales, parfois des cochons énormes qui se prélassent au soleil dans l’herbe. La plaine subtropicale du Terai, immense et fertile, s’étend de chaque côté de la route fourmillante de monde. Une moto avec trois personnes sur la selle, une quatrième sur le porte-bagages et une cinquième sur le réservoir, arrive en sens inverse. Esquive parfaite du pilote, qui, très zen, frôle le pare-choc avant du minibus, et évite, de justesse, la charrette d’un paysan Tharu. Direction Kailali, à deux pas de la frontière indienne, haut lieu de la prostitution. La piste en terre s’écarte de la route et vient buter sur un pâté de maisons peu engageantes et d’immeubles qui menacent de s’effondrer. Un peu à l’écart, le gouvernement a fait construire une trentaine de maisons pour les Badis. Quatre murs en briques avec une ou deux pièces, un toit de tôle et un carré de jardin. « Juste de quoi leur permettre de survivre », ironise un observateur. Certains, malgré tout, apprécient ce peu. « On peut cultiver un potager. Avant, les gens nous disaient que ça ne pousserait jamais, car nous sommes de basses castes, explique Malla Badi. Le seul problème, il n’y a pas de travail. Et quand on en trouve, le salaire est insuffisant pour vivre décemment. Je m’en sors, car je n’ai pas d’enfants. »
Elle passe en revue les habitations : « Dans celle-ci, les filles travaillent dans des maisons [comprendre de passe] à Bombay et dans le Penjab. Dans l’autre, là, aussi, elles ont emmené leurs enfants avec elles. Elles disent que c’est dur. » La maisonnée se limite aux parents et aux grands-parents. Accroupie par terre, une grand-mère sourire, aux yeux pleins de malice, couverte de bijoux, lâche : « Khane, bosne [manger, se reposer], il n’y a rien d’autre à faire ici. » Les flux migratoires et leurs drames délitent le tissu social. Les familles se désintègrent, mais aucune ne manque Dasain, fête religieuse qui célèbre la restauration de l’ordre du monde, la reconduction des vœux, des hiérarchies familiales et des contrats de toutes sortes. « Les filles reviennent avec 5 000 et 10 000 roupies en poche [50-100 euros]. Toute la famille accomplit les rites normalement », poursuit Malla. Intense moment de communication avec le sacré, avant le retour à l’enfer des bordels.
Le soir venu, sur les grandes artères où défilent les camions, les ombres qui bordent l’asphalte ne trompent pas. Elles cachent des visages aux histoires cabossées, nourries de miettes d’espérance. Bouche peinte en rouge, Bina témoigne sans gêne : « Je fais ça pour me payer une formation. Mes sœurs et mes frères sont en Inde. Mes parents sont âgés. » La porosité de la frontière, conséquence d’un traité datant de 1950, est dénoncée par les organisations humanitaires, ainsi que par l’État népalais, comme un facteur favorisant la traite des femmes. Les statistiques sur la prostitution, difficilement chiffrables, sont à prendre avec précaution. D’après la Fondation Scelles, qui lutte contre l’exploitation sexuelle, il y aurait des centaines de milliers de Népalaises dans les maisons de passe des métropoles indiennes, dont 100 000 rien qu’à Bombay. Quelque 50 000 exerceraient dans les restaurants dansants et salons de massage de Katmandou. Il aurait été intéressant de pousser notre enquête en Inde, mais le temps nous manquait. Le phénomène de la prostitution concerne toutes les castes et n’est plus l’apanage des Badis. Mais le regard de l’autre, lui, ne change pas.12 % de la communauté Badi s’est convertie au christianisme pour échapper au boycott économique et social, retrouver sa dignité, ainsi que des solidarités altruistes.
Un tournant en 2007
2007 marque un tournant. Des femmes Badis investissent, pendant 48 jours, les rues de la capitale népalaise pour réclamer la fin de la prostitution, un travail décent, des papiers pour les enfants illégitimes, et l’élimination du terme patar (prostituée) pour indiquer Badis. Le mouvement aboutit à l’établissement d’un Comité de développement. « Une révolution », exulte Rem Bahadur BK, président de Jagaran Media Center, une alliance de journalistes Dalit. Mais le projet s’empêtre dans les millefeuilles de la bureaucratie népalaise. En 2011, le gouvernement débloque finalement un million d’euros sur cinq ans, affectés à quatorze districts de l’Ouest. Les filles bénéficient de formations en esthétique et en couture, les garçons de stage de conduite. Des programmes de logement sont mis en place. Les emplois sont limités et les financements pas toujours bien répartis. « Mais on n’était plus considérés comme des sous-hommes », nuance Rem.
Des intouchables à l’école
Près de quatre cents enfants illégitimes ont été scolarisés. « Pendant longtemps, les enfants Badis n’avaient pas le droit de toucher les livres, témoigne Sitara Badi, membre du parti du Congrès. Certains sont devenus instituteurs, infirmiers, patrons, d’autres se sont engagés en politique. » Malgré les soutiens, les blessures de l’enfance sont restées douloureuses et profondes. « Le jour où quelqu’un a dit que mon père était l’instituteur du village, mon enfance s’est brisée. En classe, l’homme ne m’a plus adressé la parole. Les autres élèves m’ont traité de tous les noms », racontePuspa Badi, 19 ans. Jolie comme un cœur dans sa polaire à pois, elle rêve alors d’un tourbillon qui l’aspire hors de l’infamie. Mais sa mère se marie avec un Kami (caste des travailleurs), donne naissance à deux autres enfants, puis l’abandonne, elle et sa sœur, chez l’oncle maternel. « J’étais perdue. J’ai dû me battre pour m’inscrire à l’université. » La Constitution provisoire de 2007 ne prévoit pas de disposition permettant de donner la citoyenneté à un enfant, à partir du nom de la femme. Sans papier d’identité, on ne peut pas postuler pour un travail, passer des concours, s’inscrire à l’école. La Cour suprême a ordonné au gouvernement de régulariser les cas d’enfants nés de père inconnu, « mais son application se fait au compte-gouttes », ajoute Rem, qui blâme l’inertie et la corruption.
Juste de quoi survivre
Les reliefs ne sont plus en vue, enveloppés dans une brume épaisse. Pas une plissure, pas un creux pour heurter le regard. Des forêts, des champs de céréales, parfois des cochons énormes qui se prélassent au soleil dans l’herbe. La plaine subtropicale du Terai, immense et fertile, s’étend de chaque côté de la route fourmillante de monde. Une moto avec trois personnes sur la selle, une quatrième sur le porte-bagages et une cinquième sur le réservoir, arrive en sens inverse. Esquive parfaite du pilote, qui, très zen, frôle le pare-choc avant du minibus, et évite, de justesse, la charrette d’un paysan Tharu. Direction Kailali, à deux pas de la frontière indienne, haut lieu de la prostitution. La piste en terre s’écarte de la route et vient buter sur un pâté de maisons peu engageantes et d’immeubles qui menacent de s’effondrer. Un peu à l’écart, le gouvernement a fait construire une trentaine de maisons pour les Badis. Quatre murs en briques avec une ou deux pièces, un toit de tôle et un carré de jardin. « Juste de quoi leur permettre de survivre », ironise un observateur. Certains, malgré tout, apprécient ce peu. « On peut cultiver un potager. Avant, les gens nous disaient que ça ne pousserait jamais, car nous sommes de basses castes, explique Malla Badi. Le seul problème, il n’y a pas de travail. Et quand on en trouve, le salaire est insuffisant pour vivre décemment. Je m’en sors, car je n’ai pas d’enfants. »
Des familles désintégrées
Elle passe en revue les habitations : « Dans celle-ci, les filles travaillent dans des maisons [comprendre de passe] à Bombay et dans le Penjab. Dans l’autre, là, aussi, elles ont emmené leurs enfants avec elles. Elles disent que c’est dur. » La maisonnée se limite aux parents et aux grands-parents. Accroupie par terre, une grand-mère sourire, aux yeux pleins de malice, couverte de bijoux, lâche : « Khane, bosne [manger, se reposer], il n’y a rien d’autre à faire ici. » Les flux migratoires et leurs drames délitent le tissu social. Les familles se désintègrent, mais aucune ne manque Dasain, fête religieuse qui célèbre la restauration de l’ordre du monde, la reconduction des vœux, des hiérarchies familiales et des contrats de toutes sortes. « Les filles reviennent avec 5 000 et 10 000 roupies en poche [50-100 euros]. Toute la famille accomplit les rites normalement », poursuit Malla. Intense moment de communication avec le sacré, avant le retour à l’enfer des bordels.
Des ombres au bord de l’asphalte
Le soir venu, sur les grandes artères où défilent les camions, les ombres qui bordent l’asphalte ne trompent pas. Elles cachent des visages aux histoires cabossées, nourries de miettes d’espérance. Bouche peinte en rouge, Bina témoigne sans gêne : « Je fais ça pour me payer une formation. Mes sœurs et mes frères sont en Inde. Mes parents sont âgés. » La porosité de la frontière, conséquence d’un traité datant de 1950, est dénoncée par les organisations humanitaires, ainsi que par l’État népalais, comme un facteur favorisant la traite des femmes. Les statistiques sur la prostitution, difficilement chiffrables, sont à prendre avec précaution. D’après la Fondation Scelles, qui lutte contre l’exploitation sexuelle, il y aurait des centaines de milliers de Népalaises dans les maisons de passe des métropoles indiennes, dont 100 000 rien qu’à Bombay. Quelque 50 000 exerceraient dans les restaurants dansants et salons de massage de Katmandou. Il aurait été intéressant de pousser notre enquête en Inde, mais le temps nous manquait. Le phénomène de la prostitution concerne toutes les castes et n’est plus l’apanage des Badis. Mais le regard de l’autre, lui, ne change pas.12 % de la communauté Badi s’est convertie au christianisme pour échapper au boycott économique et social, retrouver sa dignité, ainsi que des solidarités altruistes.
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