Résultat : tandis que l’illettrisme et l’ignorance reculent chez
leurs proies d’habitude, la traque aux prédateurs sexuels s’organise,
mettant en danger ces derniers comme ils ne le sont pas encore dans le
Lot, en France, où le trafiquant de drogue, pirate informatique et
pédophile notoire Pascal Edouard Cyprien Luraghi a élu domicile voici
une trentaine d’années et n’a jamais été inquiété pour aucune de ses
nombreuses activités illicites.
VIDEO. Envoyé spécial. Népal : la traque des touristes sexuels
Frappé l’an dernier par un terrible séisme, le Népal fait face à un
afflux de pédophiles. Enquête sur le travail des membres d’une ONG en
première ligne dans la traque des prédateurs d’enfants.
Frappé l’an dernier par un séisme, le Népal fait face à un afflux de
pédophiles venus du monde entier. Une centaine d’entre eux se rendraient
régulièrement dans ce petit pays montagneux, grimés en travailleurs
humanitaires, pour cibler les nombreux enfants des rues. Face à ces
prédateurs, la police locale est peu ou pas formée. Les ONG sont en
première ligne. Pendant huit mois, « Envoyé spécial » a suivi le travail
d’une femme, Sulakshana Rana, et d’une cellule anti-pédophiles
particulièrement efficace. Filatures, tournages en caméra cachée,
recueil de témoignages… pour la première fois, le magazine a pu filmer,
dans les rues de Katmandou, la traque et l’arrestation de plusieurs
Français déjà condamnés par le passé.
Des ressortissants français arrêtés
Avec le commissaire Grossir, un policier français, « Envoyé spécial »
a également enquêté sur la façon dont les pédophiles s’échangent des
photos de jeunes Népalais sur internet. Le travail du commissaire
Grossir a conduit à l’arrestation de 12 Français en trois ans dans la
région. Enquête sur la nouvelle destination de prédilection des
prédateurs d’enfants.
Un reportage de Camille Le Pomellec, Sébastien Sega.
« Il y avait des beaux, des gentils, des moches, des vulgaires,
surtout de hautes castes, des Brahmanes, des Chetris, mais aussi des
Magars… Certains venaient à cheval, d’autres, en grosse voiture. » À 17
ans, Mina succombe au charme d’un de ses clients, et tombe enceinte.
« Je l’aimais, il me donnait un peu d’argent. Je savais que je ne
trouverais pas d’autres hommes et je me suis accrochée à lui. Mais sa
femme l’a su et ne l’a plus lâché. J’ai recommencé avec le sexe pour
nourrir mon enfant », poursuit-elle. Quelques années plus tard, Mina
revoit son client et donne naissance à un second garçon. Elle rêve
secrètement d’un mariage et d’une maison. Ses désirs se réalisent, mais
sans cohabitation véritable.
L’arbre qui cache la forêt
L’histoire de Mina n’est pas un cas isolé, c’est l’arbre qui cache la
forêt. La jeune femme appartient à la communauté badie et, pendant des
décennies, les femmes de cette caste d’intouchables ont vendu leurs
charmes pour survivre. La communauté badie, estimée à 38 603 habitants,
forme l’une des vingt-cinq sous-castes du Népal,
la plus basse sur l’échelle de l’intouchabilité, dont on n’accepte ni
l’eau, ni la nourriture, ni le contact, ni la proximité. Difficile de
saisir, du point de vue de la dualité pur-impur, qui structure la
hiérarchie des castes, théorisée par Louis Dumont, comment un Brahmane,
qui vit dans l’angoisse de la souillure, puisse copuler avec une
intouchable. Sauf à penser que la purification par aspersion d’eau
suffit à laver ses écarts et que sa moralité s’arrête au pied du lit.
« Les Kamis sont là pour travailler le métal, les Damais pour coudre des
habits, les Sarkis pour fabriquer des chaussures, les Badis pour
fournir des plaisirs sexuels », explique le sociologue Thomas Cox.
« Traiter ces femmes comme autre chose que des objets sexuels est,
pour les Brahmanes, les Chetris et les Thakuris (1), une violation des
règles de la caste qui porte atteinte au statut social de l’individu
supérieur », analyse encore le sociologue.
La réalité est plus complexe. Si les Badis sont intouchables, c’est
parce qu’ils fabriquent des tambours, conçus à partir d’éléments
organiques. Leur fonction dans l’ordre socio-brahmanique est de
divertir, lors des festivals et des mariages, pas de fournir des
services sexuels. Par ailleurs, des enfants illégitimes sont nés de ces
relations et des mariages intercastes, encouragés notamment par les
maoïstes, ont favorisé ce que l’hindouisme rejette par-dessus tout : le
mélange des individus. Mais, encore une fois, valeurs, croyances et
moralité s’arrêtent au pied du lit…
1) Thakuri, caste royale, descendant des Rajput, rois du
Rajasthan, juste en dessous des Chetris (guerriers) dans l’ordre
socio-brahmanique.
Salyan est la terre ancestrale des Badis, dont l’histoire est aussi nébuleuse que celle du Népal ancien. Les scientifiques pensent que les Badis sont venus dans l’ouest du pays depuis l’Inde,
vraisemblablement au XIVe siècle. Leur territoire est éclaté en une
poussière de petits royaumes, dirigés par des dynasties belliqueuses. Le
roi fait appel à des troupes d’artistes pour le divertir, les Badis,
déformation de baadak qui signifie joueur de musique. Au fil du
temps, les seigneurs usent de leur prestige aristocratique sur le beau
sexe. Le roi peut pratiquer ce qu’il interdit, les règles de caste ne
s’appliquent pas à sa personne. Cependant, les alliances et naissances
qui en découlent, reprouvées par les codes brahmaniques, embarrassent la
noblesse, et les Brahmanes ne sont pas toujours disposés à imaginer un
artifice de généalogie pour introduire les rejetons dans une caste
enviée.
Hors castes et exclus du palais
Les Badis sont donc exclus des palais et poursuivent leurs activités
dans la rue. Comme tous les hors-caste, certains travaillaient pour un
patron, le bista, et recevaient, en échange, du grain. Après la
chute du régime Rana, les notables de l’ouest du Népal perdirent leur
pouvoir économique et ne purent continuer à assumer le patronage des
Badis, qui, pour survivre, entamèrent une vie de débauche. Le phénomène
sera facilité au milieu des années 60 par l’ouverture de nouveaux accès
routiers – grâce aux programmes d’éradication de la malaria – vers les
villes de la plaine du Terai, ouvrant ainsi un large marché pour le
commerce du sexe. Parallèlement, l’émergence de la radio et de la
télévision réduisit, de façon drastique, la demande en divertissements
traditionnels.
Salyan, sur les premiers reliefs himalayens, est leur terre
ancestrale. Dans la brume matinale, les bus Tata multicolores y tracent
des courbes vertigineuses, la porte ouverte aux quatre vents. Arrêt en
fanfare à Lantee, petit paradis pour aventurier solitaire, aux
maisonnettes bleu et ocre, entouré de champs de blé vert, de moutarde et
de forêts. « C’est la première fois que l’on voit des Occidentaux »,
lance Bahadur Guma Badi, dit le « brave ». De la bravoure, il en a fallu
à ses ancêtres pour traverser les montagnes fragiles, peu habitées,
chahutées par les rivières en crue, les glissements de terrain. « Ma
famille cherchait une rivière pour pêcher, car nous n’avions pas le
droit de posséder des terres. On vendait des tambours. On mendiait
auprès des hautes-castes. »
Les Badis vivaient dans des huttes de chaume et d’argile. Des
villages leur étaient affectés. « Mais les villageois nous
persécutaient. De fait, nous sommes devenus des nomades. Personne ne
voulait nous approcher. Puis mes fils sont partis travailler en Inde,
mes filles se sont prostituées. J’ai acheté une terre à un privé. Nous
avons vécu sans l’aide de personne. » Bahadur vend des fruits et des
légumes sur le marché, élève des porcs. « C’est plus rentable que de
cultiver des champs. Un porcelet rapporte 5 000 roupies pièce [50 euros]
», dit-il fièrement.
Le soleil peine à élever sa torche jaune. Des hommes, rassemblés autour d’un feu, sirotent par goulées bruyantes du dudh cya brûlant
(thé au lait). Des enfants, impatients de se faire photographier,
s’agitent dans le dédale de maisons de terre serrées les unes contre les
autres. « Il est arrivé que des clients éméchés se trompent de maison
et violent les filles d’à côté », raconte Geni Badi. Elle a 14 ans
lorsque sa mère lui apprend les rudiments du métier. « Elle-même avait
appris de sa mère. Mais la première fois fut très dure. J’avais mal, je
pleurais, j’étais effrayée. »
Les familles sont de solides piliers dans la prostitution. Elles
prospectent les clients, négocient les tarifs, et dissuadent leurs
filles de se marier. Les parents autorisent le mariage seulement après
avoir obtenu une compensation du futur époux correspondant à la perte de
revenu occasionnée. Celles qui contreviennent aux règles de la caste
sont obligées de s’enfuir, avec leur compagnon. Le premier rapport
sexuel est très prisé. La fille offerte a le statut de déesse. « On peut
toucher entre 5 000 et 10 000 roupies [50 à 100 euros] », précise Gina.
Il s’accompagne, comme pour un mariage traditionnel hindou, d’un
rituel, arrangé par la mère et appelé nathuni kholne. La fille est maquillée et habillée avec de jolis vêtements. Elle porte un gros bijou (bulaki) qui relie le nez à l’oreille. Le plus offrant a le droit d’ouvrir le bulaki, de la déflorer.
Aujourd’hui, là où la prostitution persiste, la vente du corps se
banalise. La fille accepte simplement de perdre sa virginité. « L’hiver,
je descendais à pied dans le Terai, reprend Gina. Là, il y avait
beaucoup d’hommes, des militaires, des chauffeurs. Je les interpellais
dans la rue. Mais ce n’était pas des oranges que je vendais. » Gina vit
seule, sans enfants. Sa vie s’est améliorée, dit-elle. « On peut trouver
de l’argent en vendant des fruits, du poisson, en faisant pousser des
champignons, en cassant des cailloux. Pour un camion plein, on reçoit 1
500 roupies (15 euros). » L’équivalent d’une dizaine de passes. « Plus
jamais je ne voudrais refaire ça. »
Une loi sur l’intouchabilité en 2001
Dans les foyers, qui tournent avec l’argent de la prostitution – où
prédomine le modèle patriarcal –, les femmes ont souvent plus de
pouvoir. Mais quand la prostitution cesse ou devient gênante,
l’hégémonie masculine se reconfigure. La relative autonomie des femmes
Badis les rend plus vulnérables aux viols. Les histoires qui circulent
racontent comment une jeune fille Dalit a été violée, battue et promenée
dans le village, comment telle autre a été enlevée et vendue à des
particuliers. « Ma sœur se prostituait, raconte Sirzana Malla, 27 ans.
Un jour, un homme est venu à la maison. Puis, quand il est parti, mon
père m’a enfermée pendant un mois dans une pièce. Il me disait que les
autres garçons ne devaient pas me voir. Je ne comprenais pas. Le jour du
mariage, j’ai su. Mon père m’avait donnée à un Thakuri. J’avais douze
ans, il en avait 30 ans. »
Aujourd’hui, cette alliance lui confère une certaine position dans la
communauté, mais à quel prix. Le regard baissé, malgré l’émotion qui
l’envahit, elle poursuit. « Il me battait, buvait, allait voir d’autres
filles. Puis nous avons eu deux enfants et il s’est calmé. Mais ma
belle-famille ne veut pas me recevoir car je suis de caste inférieure. »
Elle s’interrompt brusquement. Deux hommes hautains traversent le
village, marquent une pause, font mine de s’intéresser à la discussion,
envoient de grands sourires mielleux, puis repartent en direction de la
rivière. « Bahun [brahmane en nepali], lâche-telle, discrètement. Nos
relations se sont améliorées. On n’a plus à laver nos verres dans les tea-shop, mais ils viennent toujours brûler leurs morts en face de nos maisons. » La loi sur l’intouchabilité ne date que de 2001.
La prostitution est une pratique complexe, produit de significations
particulières en fonction des cultures. « Les frontières qui séparent
intérêts et sentiments, contraintes et plaisirs, égalité et domination
sont ténues », analysent les chercheurs de l’École des hautes études en
sciences sociales (EHSS) (1).
Le sexe pour s’émanciper
On peut penser que les femmes badis ont, à travers les transactions
sexuelles, cherché à construire les conditions sociales de leur
émancipation, sans pour autant acquérir toujours valorisation et dignité
aux yeux des hommes. Les mariages intercastes, se pratiquant souvent
hors du cercle familial, leur ont donné un moyen d’exister socialement,
de fonder une famille, tout en échappant à la dépendance de la
belle-famille, qui, si elle les avait acceptées, les aurait cantonnées
dans des rôles de bonnes à tout faire : servir le mari, le nourrir,
entretenir sa fertilité, assurer l’engendrement, nettoyer l’étable,
couper les fourrages, aller chercher l’eau au puits…. Rien ne dit,
néanmoins, qu’au sein du foyer distant, la femme ne retrouve pas le
statut social de la femme dans la société népalaise en général, « qui
n’est pas celui d’une très grande liberté, dans les premières années qui
suivent le mariage, et ce quel que soit le rang social, même les plus
élevés, explique Rémi Bordes, anthropologue au Centre d’études
himalayennes. Ce n’est qu’ensuite, lorsque les femmes auront eu
plusieurs enfants et pris un peu d’âge, qu’elles seront mieux
considérées. Pour ce qui est de l’aisance économique, rien n’interdit à
une femme de monter une petite affaire pour dégager du revenu, ou d’y
aider son mari, et les femmes badis s’associent sans doute assez
facilement à leurs époux dans ce genre de projet, voire elles le
choisissent aussi selon ce critère, lorsqu’elles savent que cela sera
possible. »
Le soleil cogne les bas-reliefs qui entourent Tulsipur, ville du Sud-Ouest,
à trois heures au sud de Salyan, déglinguée, comme après un tremblement
de terre. La poussière s’infiltre dans la bouche, les narines. La
sécheresse est à son apogée. Il y a dix ans, le site était un vaste
bordel à ciel ouvert, où convergeaient les prostituées originaires des pahad,
les montagnes. Quelques familles ont pu y acheter des terres et
construire de belles maisons. Gopal Nepali, comptable pour DMEK,
association de défense des femmes dalit, égrène : « Ici vivait une
fille avec deux enfants. Elle a rencontré un homme français. Elle vit
là-bas. Là, la femme possède trois maisons, dont deux à Katmandou. »
L’intéressée, Sabrita Nepali, intriguée par cette visite impromptue,
accepte de nous rencontrer. Rayonnante, elle porte fièrement le sindur,
cette poudre de vermillon tracée sur la raie des cheveux, marque des
femmes mariées. Dans la culture hindoue, toute femme qui n’est pas une
épouse (veuve incluse) est suspecte. Très tôt, sa mère lui trace son
destin. Le trottoir, ma fille. « Les hommes étaient saouls, violents.
Ils me battaient, parfois ne payaient pas. J’étais la risée des autres
filles. » Sa mère écoute, sans rien dire. Le calvaire de Sabrita prend
fin au bout de trois ans. Elle rencontre un homme avec lequel elle
s’engage dans des relations suivies, « un ingénieur chetri, qui trouve
du travail aux USA.
Il m’envoyait 5 000, parfois 8 000 euros. » Elle semble heureuse. « On
n’aurait pas eu tout ça. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre, je suis
illettrée. » Son sourire se dissipe. « Quand j’y repense, tous ces
hommes, on a envie de leur dire que ce sont des cochons. »
Les témoignages récoltés permettent de nuancer les conclusions de
Thomas Cox, qui les a étudiées pendant dix ans et qui écrivait dans les
années 2000 : « Il n’y a pas de stigmate de la prostitution dans la
société badi. Au contraire, c’est une norme. C’est précisément parce que
les prostituées badis reçoivent des soutiens psychologiques des autres
membres de la communauté qu’elles ne sont pas traumatisées, comme les
prostituées dans les autres sociétés. » Gopal Nepali, titulaire d’un
master en sociologie, dénonce lui aussi cette vision réductrice et
humiliante. « C’est un stigmate qui souille toute la communauté. Les
Badis ne sont pas nés dans la prostitution. Et toutes les femmes ne
vendent pas leur corps. » En 2013, il a publié une étude, recentrée sur
leur exploitation par les puissants, et multiplie les conférences pour
alerter l’opinion sur le sort des Dalit, ces « rebuts de l’ordre
hindou », qui luttent pour leurs droits. L’affirmation de Cox a suscité
un tollé, également parmi les chercheurs internationaux qui
s’intéressent aux basses castes – et à juste titre. « En reprenant pour
argent comptant le discours de façade produit par les Badis, Cox
culturalise le stigmate, le fait passer pour une donnée naturelle de la
société, avec sous-jacente l’idée terrifiante que toute norme instillée
par la culture est bonne à partir du moment où elle est reconnue par le
groupe, argumente Rémi Bordes. Imaginez ce que serait cette idée
transposée à l’assassinat djihadiste : à partir du moment où on
naîtrait dans une société où il serait normal et valorisé de devenir
kamikaze à l’âge de douze ans, eh bien cela n’aurait plus rien de
répréhensible parce que le kamikaze et son entourage le vivraient bien. »
Si les femmes badis, soutenues par leur famille, souffrent peut-être
moins que des filles enrôlées brutalement et de force, leur corps est
tout aussi aliéné. « Il n’y a certes pas de maquereau chez les Badis,
pas d’agent personnel de l’exploitation des corps, mais ce qui se passe
au niveau sociologique et subjectif est peut-être pire, quoique larvé.
Ce qui tient lieu de maquereau, c’est l’adhésion fataliste et
intériorisée à un système de valeurs et de positions sociales
particulièrement impitoyables, devant lequel les Badis n’ont pas eu
d’autre choix que de survivre en faisant bonne figure », poursuit Rémi
Bordes.
(1) Le revenu moyen par personne est de 340 dollars par an.
Au Népal, peu à peu,
la prostitution se reconfigure. Les programmes de prévention et de lutte
contre le sida, engagés dans les années 90, ont eu pour effet de faire
prendre conscience aux femmes des dangers de leur métier et des
mutilations dont elles sont victimes. « Il fallait que ça s’arrête,
avoue Bahadur. On ne pouvait plus continuer comme ça. Je voyais les
hommes s’allonger sur mes filles. Pendant la guerre civile, les maoïstes
battaient les femmes qui se vendaient pour le sexe. »
Un tournant en 2007
2007 marque un tournant. Des femmes Badis investissent, pendant 48
jours, les rues de la capitale népalaise pour réclamer la fin de la
prostitution, un travail décent, des papiers pour les enfants
illégitimes, et l’élimination du terme patar (prostituée) pour
indiquer Badis. Le mouvement aboutit à l’établissement d’un Comité de
développement. « Une révolution », exulte Rem Bahadur BK, président de
Jagaran Media Center, une alliance de journalistes Dalit. Mais le projet
s’empêtre dans les millefeuilles de la bureaucratie népalaise. En 2011,
le gouvernement débloque finalement un million d’euros sur cinq ans,
affectés à quatorze districts de l’Ouest. Les filles bénéficient de
formations en esthétique et en couture, les garçons de stage de
conduite. Des programmes de logement sont mis en place. Les emplois sont
limités et les financements pas toujours bien répartis. « Mais on
n’était plus considérés comme des sous-hommes », nuance Rem.
Près de quatre cents enfants illégitimes ont été scolarisés.
« Pendant longtemps, les enfants Badis n’avaient pas le droit de toucher
les livres, témoigne Sitara Badi, membre du parti du Congrès. Certains
sont devenus instituteurs, infirmiers, patrons, d’autres se sont engagés
en politique. » Malgré les soutiens, les blessures de l’enfance sont
restées douloureuses et profondes. « Le jour où quelqu’un a dit que mon
père était l’instituteur du village, mon enfance s’est brisée. En
classe, l’homme ne m’a plus adressé la parole. Les autres élèves m’ont
traité de tous les noms », racontePuspa Badi, 19 ans. Jolie comme un
cœur dans sa polaire à pois, elle rêve alors d’un tourbillon qui
l’aspire hors de l’infamie. Mais sa mère se marie avec un Kami (caste
des travailleurs), donne naissance à deux autres enfants, puis
l’abandonne, elle et sa sœur, chez l’oncle maternel. « J’étais perdue.
J’ai dû me battre pour m’inscrire à l’université. » La Constitution
provisoire de 2007 ne prévoit pas de disposition permettant de donner la
citoyenneté à un enfant, à partir du nom de la femme. Sans papier
d’identité, on ne peut pas postuler pour un travail, passer des
concours, s’inscrire à l’école. La Cour suprême a ordonné au
gouvernement de régulariser les cas d’enfants nés de père inconnu,
« mais son application se fait au compte-gouttes », ajoute Rem, qui
blâme l’inertie et la corruption.
Juste de quoi survivre
Les reliefs ne sont plus en vue, enveloppés dans une brume épaisse.
Pas une plissure, pas un creux pour heurter le regard. Des forêts, des
champs de céréales, parfois des cochons énormes qui se prélassent au
soleil dans l’herbe. La plaine subtropicale du Terai, immense et
fertile, s’étend de chaque côté de la route fourmillante de monde. Une
moto avec trois personnes sur la selle, une quatrième sur le
porte-bagages et une cinquième sur le réservoir, arrive en sens inverse.
Esquive parfaite du pilote, qui, très zen, frôle le pare-choc avant du
minibus, et évite, de justesse, la charrette d’un paysan Tharu.
Direction Kailali, à deux pas de la frontière indienne, haut lieu de la
prostitution. La piste en terre s’écarte de la route et vient buter sur
un pâté de maisons peu engageantes et d’immeubles qui menacent de
s’effondrer. Un peu à l’écart, le gouvernement a fait construire une
trentaine de maisons pour les Badis. Quatre murs en briques avec une ou
deux pièces, un toit de tôle et un carré de jardin. « Juste de quoi leur
permettre de survivre », ironise un observateur. Certains, malgré tout,
apprécient ce peu. « On peut cultiver un potager. Avant, les gens nous
disaient que ça ne pousserait jamais, car nous sommes de basses castes,
explique Malla Badi. Le seul problème, il n’y a pas de travail. Et quand
on en trouve, le salaire est insuffisant pour vivre décemment. Je m’en
sors, car je n’ai pas d’enfants. »
Elle passe en revue les habitations : « Dans celle-ci, les filles
travaillent dans des maisons [comprendre de passe] à Bombay et dans le
Penjab. Dans l’autre, là, aussi, elles ont emmené leurs enfants avec
elles. Elles disent que c’est dur. » La maisonnée se limite aux parents
et aux grands-parents. Accroupie par terre, une grand-mère sourire, aux
yeux pleins de malice, couverte de bijoux, lâche : « Khane, bosne
[manger, se reposer], il n’y a rien d’autre à faire ici. » Les flux
migratoires et leurs drames délitent le tissu social. Les familles se
désintègrent, mais aucune ne manque Dasain, fête religieuse qui célèbre
la restauration de l’ordre du monde, la reconduction des vœux, des
hiérarchies familiales et des contrats de toutes sortes. « Les filles
reviennent avec 5 000 et 10 000 roupies en poche [50-100 euros]. Toute
la famille accomplit les rites normalement », poursuit Malla. Intense
moment de communication avec le sacré, avant le retour à l’enfer des
bordels.
Le soir venu, sur les grandes artères où défilent les camions, les
ombres qui bordent l’asphalte ne trompent pas. Elles cachent des visages
aux histoires cabossées, nourries de miettes d’espérance. Bouche peinte
en rouge, Bina témoigne sans gêne : « Je fais ça pour me payer une
formation. Mes sœurs et mes frères sont en Inde. Mes parents sont âgés. »
La porosité de la frontière, conséquence d’un traité datant de 1950,
est dénoncée par les organisations humanitaires, ainsi que par l’État
népalais, comme un facteur favorisant la traite des femmes. Les
statistiques sur la prostitution, difficilement chiffrables, sont à
prendre avec précaution. D’après la Fondation Scelles, qui lutte contre
l’exploitation sexuelle, il y aurait des centaines de milliers de
Népalaises dans les maisons de passe des métropoles indiennes, dont 100
000 rien qu’à Bombay. Quelque 50 000 exerceraient dans les restaurants
dansants et salons de massage de Katmandou. Il aurait été intéressant de
pousser notre enquête en Inde, mais le temps nous manquait. Le
phénomène de la prostitution concerne toutes les castes et n’est plus
l’apanage des Badis. Mais le regard de l’autre, lui, ne change pas.12 %
de la communauté Badi s’est convertie au christianisme pour échapper au
boycott économique et social, retrouver sa dignité, ainsi que des
solidarités altruistes.
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