Crise de l’Aide sociale à l’enfance : à Lyon, que se passe-t-il ?

 

Depuis quelques mois, plusieurs députés et militants braquent le projecteur sur les dysfonctionnements de l’Aide sociale à l’enfance, anciennement la DDASS. Tribune de Lyon s’est penché sur la situation à Lyon. Alors que les profils des jeunes placés se complexifient, le manque d’attractivité de la profession oblige les établissements à recruter des personnes non diplômées, parfois en intérim. Un turnover délétère pour les enfants auquel la Métropole tente de remédier, tant bien que mal. 

 

aide sociale enfance
© Pierre Ferrandis

 

La protection de l’enfance va mal. » À l’Assemblée nationale, ce constat résonne depuis plusieurs semaines. Après le coup de gueule de la députée écologiste Sandrine Rousseau et le lancement d’une commission d’enquête parlementaire par le Parti socialiste, un débat organisé par les Écologistes et LFI a eu lieu, le 5 avril dernier.

Députés, représentants d’associations, professionnels du secteur ont pu confronter le gouvernement à ce que Lyes Louffok, militant et ancien enfant placé, qualifie de « dysfonctionnements systémiques de l’Aide sociale à l’enfance »

Tous pointent l’incurie d’un État défaillant et le malaise grandissant d’un secteur dont la mission — hautement sensible — consiste à protéger et accompagner des enfants fragiles aux parcours familiaux traumatiques.

Infiltration dans une maison d’enfants

Dans la métropole de Lyon, où environ 15 000 mineurs et majeurs sont accompagnés ou placés, des voix aussi s’élèvent. Parmi elles, il y a celle de Jocelyne Giontarelli. Après avoir publié un livre témoignage en 2019 intitulé Enfants placés : un silence coupable, cette infirmière scolaire devenue militante a créé, en 2022, l’Association de défense des droits des enfants placés et de leur famille (ADDEPF).

À son échelle, cette lanceuse d’alerte lyonnaise mène l’enquête, interpelle les pouvoirs publics — notamment la Métropole qui est chargée de la protection de l’enfance sur le territoire —, prend la parole lors de conférences dans lesquelles elle partage, entre autres, son expérience personnelle. Cette grand-mère s’est, en effet, retrouvée plongée dans l’univers de la protection de l’enfance à la suite du placement de ses deux petits-enfants, neuf ans plus tôt. « Je veux briser l’omerta », déclare-t-elle.

 

 

Pour ce faire, l’infirmière est notamment parvenue, en juin 2023, à se faire embaucher en intérim au poste d’éducatrice dans une MECS (maison d’enfants à caractère social) de Capso, une association chargée par la Métropole de Lyon de la prise en charge de mineurs en difficulté. « Je suis restée deux semaines là-bas, ça a été suffisant pour constater l’enfer. »  

Dans le rapport qu’elle a rédigé et transféré à la députée du Rhône Sarah Tanzilli (Renaissance), Jocelyne Giontarelli décrit ses journées dans cette maison où vivent une cinquantaine de jeunes de 6 à 18 ans : des éducateurs débordés et parfois non diplômés (comme elle), un enfant particulièrement harcelé par ses camarades, un dossier médical introuvable.

Certains jeunes consomment de la drogue, d’autres sortent sans autorisation, des filles seraient en situation de prostitution d’après les dires de ses collègues… « Un gamin de 12 ans a essayé de frapper un de ses camarades avec un couteau trouvé dans la cuisine. On a pu agir à temps, heureusement. Mais il n’y a pas eu de suite… Les enfants sont dans des états pas possibles, c’est violent. Et les équipes se sentent démunies », retrace-t-elle. 

Des jeunes toujours plus abîmés

Jocelyne Giontarelli procède à un signalement auprès de l’agence d’intérim qui l’a missionnée. Celle-ci lui aurait répondu en ces termes : « Malheureusement, c’est comme ça en MECS. Si vous trouvez que c’est trop violent, on ne vous y remettra pas. Nous, à notre échelle, on ne peut rien faire. »

Nous avons également tenu à faire réagir Nicolas Hermouet, directeur général de Capso. Il affirme ne pas avoir eu connaissance de ces faits. « Oui, il y a parfois des actes violents en maison d’enfants, mais tous sont signalés et traités. Nos méthodes ont récemment été confirmées par la Haute Autorité de santé. Dans l’affaire du couteau, il n’y a pas eu de note d’incident à cette date, alors que nous déclarons plus que de raison, remet-il en cause. Quelqu’un dont ce n’est pas le métier et qui arrive dans un foyer d’adolescents peut effectivement être surpris par la nature des gamins dont on s’occupe. Les publics évoluent et se complexifient. Nous avons davantage de profils à difficultés multiples, et les besoins augmentent. Nous accueillons tous ces jeunes, dont personne ne veut, sans condition. » 

 

idef chambre bron
Une chambre d’enfant à l’Institut départemental de l’enfance et de la famille (Idef) à Bron. Dans la métropole de Lyon, 3 077 enfants sont placés en famille d’accueil, en foyer, ou en maison d’enfants à caractère social. © Pierre Ferrandis

 

Si les situations et difficultés sont évidemment très variables d’un établissement à l’autre — « non, je ne peux pas dire que tout dysfonctionne, j’ai pu visiter des MECS où ça se passait bien. C’est la loterie », tempère d’elle-même Jocelyne Giontarelli —, une double tendance de fond touche l’ensemble des lieux de placement.

Avec la prise de conscience des violences intrafamiliales, les signalements augmentent. En parallèle, l’Aide sociale à l’enfance (ASE) favorise, depuis plusieurs années, le maintien et l’accompagnement à domicile des jeunes qu’elle prend sous son aile.

Les mineurs présents en foyer se révèlent donc être ceux qui sont confrontés aux situations familiales les plus problématiques. « On accueille également 30 à 35 % de mineurs en situation de handicap, avec des troubles psychologiques ou atteints d’autisme », expose le directeur général de Capso. Faute de places dans des établissements adaptés, c’est donc ici qu’ils se retrouvent.

« On devrait avoir les équipes les plus compétentes et expérimentées pour prendre en charge ces enfants. Quand je vois que Jocelyne Giontarelli a été embauchée en intérim, sans diplôme d’éducatrice, je trouve ça indigne », martèle Sarah Tanzilli, députée du Rhône. « Les enfants placés, c’est la poule aux œufs d’or des agences d’intérim. Elles profitent de la situation », persifle, de son côté, la lanceuse d’alerte.

Éducateurs non diplômés

La crise du recrutement dans le domaine médico-social frappe, en effet, très durement le monde de la protection de l’enfance. « C’est notre principale difficulté aujourd’hui : les gens ne veulent plus devenir éducateurs, et encore moins en CDI », souligne Jean-Dominique Bittel, directeur du secteur protection de l’enfance d’Acolea, l’une des principales associations partenaires de la Métropole lyonnaise en la matière. 

Dans le service où travaille Maria* à l’institut départemental de la protection de l’enfance, 70 % du personnel n’a pas de diplôme d’éducateur spécialisé. « Il s’agit de professionnels qui peuvent être éducateurs sportifs, ou issus du monde de l’animation. Mais de mon côté, j’ai de la chance, j’ai une très bonne équipe qui en plus est stable », nuance la travailleuse sociale fraîchement diplômée.

À la tête de 25 établissements et services, Jean-Dominique Bittel est, lui, contraint de faire appel à des intérimaires, au grand dam de ses finances. « Nos dépenses explosent. Mais on n’a pas le choix. On arrive à en fidéliser certains, mais ça implique tout de même plus de turnover », pose-t-il.

 

idef lyon
Un couloir de l’Institut départemental de l’enfance et de la famille (IDEF) de Bron. © Pierre Ferrandis

 

La conséquence de ce manque d’effectif et de l’instabilité des équipes encadrantes sur la vie des enfants n’est pas négligeable. « La construction d’un enfant passe par l’identification. Avec ce turnover, ils ont moins de chance de trouver une figure repère, explique Evan Barcojo, de l’Adepape 69, une association chargée de l’accompagnement d’anciens jeunes passés par l’ASE. Ils peuvent développer des troubles de l’attachement importants. Le suivi de la scolarité et du projet de l’enfant peut aussi s’avérer plus compliqué. Il y a une vraie perte de chance. » En France, 25 % des personnes sans domicile fixe seraient issues de l’Aide sociale à l’enfance.

« Ça ne peut être une voie de garage »

Force est de constater que le nombre de candidatures dans les écoles d’éducateurs spécialisés diminue. Parmi ceux qui se lancent, beaucoup d’étudiants quittent le cursus avant même d’être diplômés. Les professionnels du secteur dénoncent notamment les méfaits du système d’orientation Parcoursup, une sélection au rabais… et un manque d’attractivité criant de la profession.

« On ne fait pas ce métier par hasard », défend Rabah Ouguergouz, éducateur spécialisé depuis 20 ans. « Contrairement à tout ce qu’on peut dire, il peut se passer de très belles choses en foyer. Ça ne peut pas être une voie de garage », insiste-t-il. « Oui, le salaire est trop bas par rapport à l’importance de ce métier », appuie le directeur d’Acolea qui embauche pas loin de 500 salariés, mais dont les enveloppes dépendent du budget alloué par la Métropole.

La protection de l’enfance se révèle être l’une des dépenses les plus importantes pour la collectivité, dont le budget n’a cessé de croître ces dernières années. En 2022, 170 millions d’euros, en 2023, 189 millions. Sur la période 2020-2023, 37 millions d’euros supplémentaires ont été engagés. Pour la première fois, un schéma d’organisation de cette politique publique a été esquissé, et un observatoire métropolitain de la protection de l’enfance a été mis en place.

« On est conscients des difficultés, il est important d’infléchir cette tendance, concède Lucie Vacher, vice-présidente métropolitaine chargée de l’Action sociale. C’est bien pour ça que nous avons mis en place une revalorisation de 33 millions pour les professionnels concernés. Et nous organisons un grand festival des métiers du prendre soin au mois d’avril pour les faire connaître. » Un appel à projets pour une structure avec double habilitation ASE-ARS dédiée aux enfants handicapés, et la restructuration de l’Institut départemental de l’enfance et de la famille (Idef) sont aussi sur le tapis. 

Mais le chantier est titanesque. Les problématiques systémiques de l’ASE (anciennement la DDASS) ne datent pas d’hier. « Il y a des signaux d’alerte depuis les années 1980, pointe Evan Barcojo de l’association Adepape 69, et ancien enfant placé. La prise de conscience se fait enfin, mais la boule de neige est tellement grosse aujourd’hui… Ce n’est pas gagné. » 

* Prénom modifié


Plus de 3 000 mineurs placés dans la métropole de Lyon

Depuis 2015, c’est la Métropole de Lyon — et non plus le Département du Rhône — qui est chargée de la mise en œuvre de la politique sociale de l’enfance sur le territoire lyonnais. Environ 15 000 mineurs et jeunes majeurs sont accompagnés. 

Parmi eux, on dénombre notamment 3 077 enfants confiés et 10 000 accompagnements en mesures de prévention. Le territoire dispose d’un réseau de 57 Maisons de la Métropole. Si l’Institut départemental de l’enfance et de la famille (Idef), qui assure l’accueil d’urgence, l’évaluation et l’orientation des enfants, dépend directement de la Métropole, cette dernière délègue une partie importante de cet accompagnement à une trentaine d’associations habilitées, comme Acolea ou Capso.