Une mère apparemment aimante tue ses 5 enfants, avant de tenter de
se suicider à son tour. Un fait-divers effroyable. L’une des premières
explications avancées est interpellante : Geneviève Lhermitte était en
dépression. Et qui dit dépression dit, souvent, antidépresseurs… Dans ce
cas précis, comme l’enquête suit son cours, on ne connaît pas encore
les détails du traitement suivi ou pas par la meurtrière. Ce qui peut
nourrir la réflexion, c’est qu’il est prouvé que les antidépresseurs ont
notamment pour effet secondaire de pousser une minorité de patients au
suicide… voire au meurtre.
C’est en 2001, aux Etats-Unis. Un avocat, Andy Vickery, défend une
famille qui attaque le géant pharmaceutique GlaxoSmith Kline (GSK). En
cause : le Deroxat, l’antidépresseur vedette du laboratoire, qui serait
responsable d’un triple meurtre suivi d’un suicide. Les faits avaient eu
lieu en 1998. Donald Schell, alors âgé de 60 ans, tue sa femme, sa
fille, ainsi que sa petite fille de 9 mois, avant de se suicider. David
Healy, un chercheur et psychiatre irlandais, est appelé comme expert à
étudier le dossier médical de Donald Schell. Il découvre que l’homme
avait déjà eu des difficultés avec le Prozac. Le changement
d’antidépresseur et l’utilisation du Deroxat pouvaient être, selon
Healy, la cause du massacre. Pour étayer ces affirmations, l’avocat qui a
fait appel à l’expertise du psychiatre lui demande d’enquêter sur le
médicament, à l’intérieur même du laboratoire pharmaceutique. La loi
américaine le permet en effet dans le cadre d’une procédure judiciaire.
C’est ainsi que le psychiatre irlandais découvre plusieurs études
scientifiques jamais publiées…
Une enquête judiciaire américaine révèle des études tenues cachées
Grâce à ces études, le médecin a pu démontrer que 34 expériences
cliniques conduites avec le médicament Deroxat, avant sa
commercialisation, faisaient apparaître que 25% des patients devenaient «
très agités » pendant le traitement. Après deux semaines de débats, le
jury a reconnu la responsabilité du Deroxat.
David Healy a travaillé sur de nombreux autres cas où les
antidépresseurs étaient en cause. Il estime qu’une petite minorité de
patients peut développer des tendances suicidaires ou meurtrières sous
l’emprise des antidépresseurs, et préconise donc de mieux surveiller les
malades, en particuliers durant les premiers jours de traitement (*).
Selon lui, les laboratoires ne mettent pas assez en garde les médecins
contre ces effets secondaires.
La firme GSK n’est pas la seule à avoir caché des résultats d’études
cliniques à l’opinion publique. Le laboratoire Pfizer à New York a
également fait les frais des investigations de David Healy sur un autre
antidépresseur, le Zoloft, également mis en cause lors de procédures
judiciaires. Les archives du laboratoire Pfizer ont révélé que la firme a
tenté de minimiser certaines tentatives de suicide survenues au cours
des études cliniques de ce médicament. L’avocat de la firme Pfizer a
démenti ces accusations, en précisant que si « ce genre de mensonge
devait être publié, les médecins auraient peur de prescrire ces
médicaments et les patients auraient peur de suivre les instructions de
leur médecin. »
Malgré les tentatives visant à discréditer ses recherches, David
Healy n’a eu de cesse de rappeler, notamment, que les différents
ministères de la Santé, la FDA (Food and Drug Administration)(**) aux
USA, la MCA en Angleterre, et l’Agence du Médicament en France, sont
principalement informés par les laboratoires pharmaceutiques. Les
rapports consultent sur les études cliniques de ces médicaments que ces
organismes sont donc préparés par les firmes elles-mêmes, lesquelles,
bien entendu, peuvent se garder de fournir l’entièreté des informations
dont elles disposent sur un médicament. L’enjeu est de taille puisque à
la clé, il y a l’autorisation de mettre lesdits médicaments sur le
marché.
On maximise les effets thérapeutiques et on minimise les effets secondaires
En Belgique, rares sont les médecins qui déclarent ouvertement leur
prudence à l’égard du médicament. Philippe Hennaux, psychiatre, est une
exception. Dans sa pratique privée, il dit même ne jamais prescrire de
médicaments. En revanche, dans le cadre institutionnel, il se dit bien
obligé de tenir compte des prescriptions drainées par les patients qui
arrivent jusqu’à lui par ce biais. Mais, comme David Healy, il n’est pas
hostile aux médicaments en général, ni aux antidépresseurs, en
l’occurrence, dont l’utilisation peut s’avérer judicieuse. Ce qu’il
dénonce, c’est un système d’information qui consiste à maximiser les
effets thérapeutiques de ces médicaments et à en minimiser les effets
secondaires, potentiellement dangereux. Par ailleurs, il est
particulièrement scandalisé par la tendance d’une certaine presse,
encouragée par les firmes pharmaceutiques elles-mêmes, à présenter la
dépression comme un diagnostic valable pour tous, lorsqu’elle annonce
joyeusement, par exemple : « sachez reconnaître votre dépression ». Au
lieu d’attendre le diagnostic du médecin, le patient arrive en
consultation chez son généraliste avec le sien, déjà établi par ses
lectures. Quant à la prescription d’antidépresseurs, chacun peut se
rendre compte de la facilité avec laquelle un médecin généraliste
s’exécute, car ces derniers sont encore très souvent considérés comme
universels et inoffensifs.
Or, le danger existe bel et bien, comme celui, même rare, du passage à
l’acte violent, et parfois du suicide, voire du meurtre. C’est un fait,
aujourd’hui reconnu par les scientifiques (**) : seules les firmes
pharmaceutiques ont encore parfois intérêt à minimiser ces risques
avérés.
Les firmes pharmaceutiques évoluent
Mais il y a des progrès, puisqu’en 2006 la FDA (Food and Drug
Administration) ainsi que la firme Glaxo Smith Kline (GSK) confirmaient
que les adultes déprimés de tous âges prenant de la Paroxetine, un autre
antidépresseur analogue au Prozac, ont un taux de mortalité par suicide
plus élevé et un taux d’idéations suicidaires –capable de provoquer des
idées suicidaires- 6,4 fois plus élevé que les patients sous placebo.
Aux Etats-Unis, les récents débats ne portent d’ailleurs plus,
désormais, sur la véracité de ces effets secondaires, mais sur la
volonté de groupes de pression de voir figurer sur les boîtes
d’antidépresseurs, une indication claire : que ce médicament peut
engendrer des idées ou des actes suicidaires, voire de la violence à
l’égard d’autrui. Le danger existe surtout au début du traitement, lors
d’un changement de dose ou de molécule ou encore en cas d’arrêt brutal
du traitement. Parler d’homicides ou de suicides fait évidemment peur,
mais il est impossible de taire les cas avérés, même s’ils sont peu
nombreux. C’est pourquoi l’utilisation de ces molécules devrait être
suivie de très près par les médecins, et l’arrêt du traitement toujours
se faire prudemment et très progressivement. En aucun cas
l’antidépresseur ne peut être prescrit automatiquement, mais uniquement
lorsque le rapport bénéfice-risque pour chaque patient est mesuré avec
le plus grand sérieux. En est-on là en Belgique ?
(*) Le Point, 12 avril 2002 (N°1543), p.78
(**) l’administration américaine de contrôle des denrées alimentaires et des médicaments.
(***) David Healy, Andrew Herxheimer, David B. Menkes,
Antidépressants and violence : Problems at the interface of medecine and
law. www.plosmedicine.org, Sept 2006, Vol 3, Issue 9.
190 millions d’euros par an pour les antidépresseurs !
Ce sont surtout –mais pas uniquement- les antidépresseurs de type
inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS) qui sont mis
en cause pour leurs effets secondaires parfois violents. Le plus connu
d’entre eux, le Prozac, représentait en 1997 un marché de plus de 86
millions d’euro en Belgique. En 2005, ce chiffre a dépassé les 118
millions d’euros, mais est en perte de vitesse par rapport à 2004 où
l’INAMI et le patient avaient déboursé plus de 137 millions d’euros pour
ce seul médicament…
Le coût global des antidépresseurs prescrits en Belgique en 1997
représentait déjà plus de 112 millions d’euros et a grimpé
progressivement jusqu’à atteindre plus de 190 millions d’euros en 2005.
Le Point – Publié le 12/04/2002 à 04:23 – Modifié le 21/01/2007 à 04:23
La bête noire des labos
Par Luc Hermann
«J ‘ai mis le pied sur une pente, et je crains fort de ne plus pouvoir m’arrêter. Je suis trop impliqué »
, confesse David Healy, avec un petit sourire plein d’humilité. Il
n’imaginait pas qu’il deviendrait un jour le seul expert indépendant à
pénétrer au coeur des secrets de l’industrie pharmaceutique. Un peu
malgré lui, d’ailleurs. 47 ans, irlandais, David Healy est chercheur en
psychiatrie et vit en Angleterre, où il dirige le service de psychologie
de l’hôpital universitaire du pays de Galles, le plus grand campus du
pays. Il y partage son temps entre ses patients, près de 300 par an, et
ses recherches, consacrées aux effets secondaires des médicaments
antidépresseurs, notamment le Prozac et le Zoloft. Il a ainsi mis en
évidence des comportements violents ou suicidaires chez certains
patients soumis à ces médicaments.
A cause de ses conclusions plutôt radicales, rares sont les médecins qui osent le soutenir. «
Les gens sont très méfiants. Et en raison du pouvoir énorme de
l’industrie pharmaceutique, très peu de publications se sont intéressées
à mes recherches, confie-t-il. Jusqu’à ce que je reçoive un appel des Etats-Unis. »
A l’autre bout de la ligne, Andy Vickery, un avocat texan. Depuis son
bureau de Houston, il défend plusieurs familles américaines dont un
membre s’est suicidé alors qu’il prenait des médicaments
antidépresseurs. En cherchant un expert scientifique pour témoigner en
faveur de ces familles, il a repéré les travaux de David Healy. Pourquoi
lui, en Angleterre ? « II y a évidemment de nombreux experts ici aux Etats-Unis, qui pourraient nous aider, explique Vickery. Mais,
malheureusement, soit ils n’ont pas le courage d’affronter les géants
pharmaceu-tiques, soit ils sont trop liés financiè- rement aux
laboratoires. Le docteur Healy, lui, est courageux et indépendant. » David Healy accepte d’aider l’avocat texan.
« Les laboratoires sont prêts à tout pour défendre leurs
médicaments. Ils ont toujours gagné leurs procès contre les familles de
victimes, j’en ai moi-même perdu plusieurs » , reconnaît l’avocat, avant d’ajouter : « Et puis, il y a eu cette fameuse affaire du Wyoming. »
Un procès retentissant. C’était il y a presque un an, en juin 2001.
Andy Vickery défend une famille qui attaque le géant pharmaceutique
GlaxoSmith Kline (GSK). En cause : le Déroxat, l’antidépresseur vedette
du laboratoire, qui serait responsable d’un triple meurtre suivi d’un
suicide. En 1998, après avoir pris du Déroxat pendant deux jours, Donald
Schell, 60 ans, tue sa femme, sa fille, puis sa petite-fille âgée de 9
mois, avant de retourner l’arme contre lui. En étudiant le dossier
médical de Donald Schell, David Healy découvre que « cet homme avait déjà eu des problèmes avec le Prozac. Pour moi, le Déroxat est la cause de ce massacre » .
Pour étayer cette thèse, Andy Vickery demande à David Healy d’enquêter sur le médicament, à l’intérieur même du laboratoire. « Le docteur Healy a pu consulter les rapports internes du laboratoire concernant le Déroxat en toute légalité »
, explique Vickery. C’est une subtilité de la loi américaine. Au cours
de la procédure, les avocats et leurs experts peuvent avoir accès à
toutes les informations. Ainsi la justice a obligé GSK à ouvrir ses
archives à David Healy. C’était au siège britannique du laboratoire,
dans l’Essex. « C’était assez surprenant. Il y avait plusieurs centaines de milliers de documents , se souvient David Healy. J’avais deux jours pour les compulser. Il y avait toujours auprès de moi des responsables du laboratoire pour me surveiller. »
Au cours de ses recherches, au grand dam du laboratoire, David Healy
trouve des documents compromettants, notamment plusieurs études
scientifiques jamais publiées.
« Les découvertes du docteur Healy ont été déterminantes pour
prouver que la prise de Déroxat était la cause de ces quatre morts »
, affirme Vickery. Un peu intimidé, le médecin a démontré que 34 études
cliniques, conduites sur le médicament Déroxat avant sa
commercialisation, faisaient apparaître que 25 % des patients devenaient
agités pendant le traitement. Après deux semaines de débats, le 6 juin
2001, le jury a reconnu la responsabilité du Déroxat. Pas peu fiers,
Andy Vickery et David Healy sont aujourd’hui les seuls à avoir rem-
porté un procès ayant trait à un antidépresseur aux Etats-Unis. L’avocat
a obtenu que le laboratoire verse 6,4 millions de dollars de
dédommagement à la famille.
Le laboratoire a payé
Le laboratoire avait tout d’abord fait appel de ce verdict, mais a
préféré, in extremis, négocier à l’amiable. La famille a retiré sa
plainte. Pour éviter une mauvaise publicité à son médicament vedette,
GSK a donc cédé, mais le montant de la transaction est « secret défense
». Et GSK dément formellement les accusations de David Healy. « Le docteur Healy n’a pas vu toutes les données , affirme le docteur David Wheadon, responsable du service juridique du laboratoire. Ses attaques sont sans fondement. » Sauf que le laboratoire a accepté de payer, à la suite des découvertes du psychiatre irlandais.
David Healy estime qu’une petite minorité de patients peuvent
développer des tendances suicidaires ou meurtrières sous l’emprise des
antidépresseurs et préconise donc de mieux surveiller les malades,
particulièrement pendant les premiers jours de traitement. Selon lui,
les laboratoires ne mettent pas assez en garde les médecins contre ces
effets secondaires. David Healy enquête actuellement, dans plusieurs
procédures judiciaires, sur un autre antidépresseur : le Zoloft, du
laboratoire américain Pfizer. Le Zoloft a dépassé les ventes de Prozac
dans le monde, son chiffre d’affaires annuel s’élève à 2 milliards de
dollars. En France, l’année dernière, 485 000 patients ont été traités
avec du Zoloft. David Healy a ainsi pu visiter, pendant trois jours, les
archives du laboratoire Pfizer à New York. « J’ai vu de nombreux documents qui ne sont pas dans le domaine public. »
Il aurait ainsi découvert que Pfizer aurait tenté de minimiser
certaines tentatives de suicide survenues au cours des études cliniques
du Zoloft.
Confidentiel ou dangereux ?
En Australie, son expertise a permis de réduire la peine d’un
condamné pour meurtre. David Hawkins, 76 ans, avait étranglé sa femme
alors qu’il prenait du Zoloft. Dans son verdict, le juge australien a
précisé que « toutes les preuves scientifiques tendaient à démontrer
que, si le prisonnier n’avait pas pris du Zoloft, il est très peu
probable qu’il aurait commis ce crime » . Une autre affaire en cours
concerne le suicide d’un garçon de 13 ans dans le Kansas. Traité depuis
sept jours avec du Zoloft, pour une légère dépression, Mathew Miller
s’est pendu dans sa chambre.
L’expert irlandais est devenu la bête noire de l’industrie
pharmaceutique. Pfizer réfute ses accusations et affirme ne rien avoir à
cacher. Mais alors, pourquoi les documents trouvés par David Healy
sont-ils à ce point confidentiels ? « Ce serait une tragédie de laisser le docteur Healy utiliser ces documents pour qu’il les publie et les détourne , estime Malcolm Wheeler, l’avocat de Pfizer aux Etats-Unis. Si
ce genre de mensonge est publié, les médecins auront peur de prescrire
ces médicaments, et les patients auront peur de suivre les instructions
de leur médecin. » Pour Pfizer, les thèses du docteur Healy sont dangereuses. «
Le docteur Healy a beaucoup de charme, et il en joue pendant les procès
ou devant les journalistes. Mais il n’est pas crédible », ajoute l’avocat. Mais David Healy persiste : «
En ce qui concerne les différents ministères de la Santé, la FDA aux
Etats-Unis, la MCA en Angleterre, et l’Agence du médicament en France,
mon sentiment est que les rapports qu’ils consultent sur les études
cliniques de ces médicaments sont préparés par les laboratoires
eux-mêmes. Et les contacts que j’ai eus ici avec le ministère, en
Angleterre, me font craindre qu’il n’ait pas vu toutes les données. »
Les laboratoires pharmaceutiques ont des médicaments à vendre, certes.
Mais il semble donc que pour obtenir l’autorisation de les mettre sur le
marché ils ne publient que les rapports qui les arrangent.
Un contrat annulé
Dans sa maison avec vue sur la mer, David Healy reste serein. Il
rétorque à ses détracteurs qu’il n’est pas un militant antimédicaments. «
Je prescris du Déroxat, du Zoloft ou du Prozac à certains de mes
patients, je reconnais leur utilité. Mais nous avons perdu un peu de
notre sagesse. De nos jours, nous voulons tous être soignés rapidement.
Et l’industrie pharmaceutique capitalise sur ce besoin, avec des
campagnes marketing ciblées très efficaces, par exemple pour désormais
prescrire ces médicaments aux enfants. »
Entre ses expertises judiciaires, David Healy poursuit ses activités
universitaires à Cardiff, au pays de Galles. Si les laboratoires
pharmaceutiques tentent par tous les moyens légaux de l’écarter des
actions intentées contre leurs médicaments, ils n’ont jamais fait
pression directement sur lui. A l’exception peut-être de cette étrange
affaire canadienne. David Healy avait accepté de diriger le département
de psychiatrie de la prestigieuse université de Toronto. Il s’apprêtait à
déménager avec femme et enfants. Mais, deux mois avant le départ, son
contrat a été annulé. Le directeur de l’université lui reproche un de
ses discours au Canada, dans lequel il disait sa conviction que le
Prozac peut déclencher des pulsions suicidaires. Le laboratoire Eli
Lilly, propriétaire de l’antidépresseur vedette, est le principal
sponsor de l’université de Toronto. Officiellement, il n’y a aucun
rapport. Mais David Healy a décidé d’attaquer l’université en justice. « Une question d’honneur »
, dit-il. Il est soutenu par de nombreux scientifiques de renom, dont
deux prix Nobel. Certains ne partagent pas ses idées, mais tous
protestent contre la censure dont il fait l’objet
Violence, homicides, agressions : effets secondaires de 31
médicaments tels que Champix, antidépresseurs, sédatifs / hypnotiques,
Ritaline…
Un article paru le 15 décembre 2010 dans la revue en libre accès PLoS One (Public Library of Science) sous le titre « Prescription Drugs Associated with Reports of Violence Towards Others
» (Médicaments d’ordonnance signalés pour leurs effets secondaires de
violence envers autrui) rend compte d’une étude rétrospective des
signalements à la pharmacovigilance des Etats-Unis (FDA : Food and Drug
Administration) entre 2004 et 2009.
31 médicaments ont été mis en cause pour 1527 actes de violence
: crimes, idéation meurtrière, violences sur les personnes, abus sexuel
et autres actes de violence commis sur d’autres personnes.
Le médicament le plus incriminé pour de tels effets secondaires est le Champix (tartrate de varénicline), suivi de onze antidépresseurs, six sédatifs / hypnotiques et trois médicaments prescrits dans le TDAH (trouble déficit d’attention avec hyperactivité). Voir plus bas pour la liste.
Les preuves ont été beaucoup plus faibles pour des effets secondaires
de violence induits par des antipsychotiques et absentes pour les
antiépileptiques, à l’exception d’un seul médicament de cette classe.
Les auteurs mettent une telle différence entre le Champix et les
antidépresseurs, d’une part, et les autres médicaments ayant des effets
indésirables violents, d’autre part, sur le compte de l’impact des
premiers sur des neurotransmetteurs : le circuit dopaminergique pour le
Champix et celui sérotoninergique pour les antidépresseurs (quantité,
libération, durée de présence dans les synapses, recapture…).
Les auteurs, Thomas J Moore, Joseph Glenmullen et Curt D Furberg (de l’Institute for Safe Medication Practices et plusieurs universités), n’ont aucun conflit d’intérêt et l’étude n’a pas eu de financement industriel.
Champix, champion toutes catégories…
L’effet secondaire qu’est l’idéation suicidaire et les tentatives de
suicide a été assez bien étudié, notamment pour les antidépresseurs [et
les antiépileptiques – voir article sur Pharmacritique].
Mais pas la violence envers autrui, même si elle a été évoqué dans
certains cas et clairement affirmé pour ce qui est du Champix
(varénicline), en association avec l’agressivité, les hallucinations,
les troubles psychotiques, etc., comme on peut le lire dans le rapport
de l’Institute for Safe Medical Practices. Rapport dont j’ai rendu
compte sur Pharmacritique dans l’article daté du 25 mai 2008 : « Une étude détaille les effets neurologiques et cardiovasculaire du Champix, médicament d’aide au sevrage tabagique ».
Des réactions de violence grave ont été décrites aussi chez les
vétérans de guerre enrôlés dans une étude sur le Champix, ou plutôt
servant de cobayes, avec des résultats désastreux (voir cet article
sur Pharmacritique) ; des réactions psychiatriques et
neuropsychiatriques graves ont été signalés aussi par Santé Canada
(agence de sécurité sanitaire, équivalent de notre AFSSAPS ; voir cet article et quelques autres de la catégorie « Tabac, sevrage tabagique, Champix) ».
Voici la liste des médicaments les plus incriminés dans l’article de PLoS One, avec le nombre de cas de violence envers autrui (toutes formes confondues) signalés à la FDA.
Pour faciliter la lecture et rendre l’information accessible à tout
le monde, j’ai cherché les noms de marque français, lorsqu’ils existent
(l’original ne mentionne que les DCI, la dénomination commune
internationale, que la plupart des usagers ne connaissent pas) et les
indications principales dans lesquels ils sont utilisés.
Le Champix devance les autres de très loin. (D’ailleurs, dans
l’article déjà cité, l’Institue for Safe Medical Practices désignait le Champix comme étant le médicament ayant fait l’objet de la plupart de notifications d’effets secondaires).
Champix (tartrate de varénicline), sevrage tabagique ; 408 cas Prozac (Fluoxétine), antidépresseur ISRS (inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine) ; 72 cas Déroxat / Séroxat / Paxil (paroxétine), antidépresseur ISRS ; 177 cas Amphétamines, 31 cas Lariam (Méfloquine), antimalaria, prophylaxie du paludisme ; 10 cas Strattera (Atomoxétine, de la classe des amphétamines), TDAH : hyperactivité ; 50 cas Halcion (Triazolam, classe des benzodiazépines), somnifère ; 7 cas Luvox, Floxyfral (Fluvoxamine), antidépresseur, trouble obsessionnel-compulsif) ; 5 cas Effexor (Venlafaxine), antidépresseur ISRSN (inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline ); 85 cas, Pristiq (Desvenlafaxine), antidépresseur ISRSN ; 8 cas Singulair (Montélukast), traitement additif de l’asthme ; 53 cas Zoloft (Sertraline), antidépresseur ISRS, 64 cas Stilnox (zolpidem), somnifère ; 48 cas Seroplex / Siprolex / Lexapro (Escitalopram oxalate), antidépresseur ISRS, trouble panique ; 31 cas Xyrem (Sodium oxybate, dérivé du GHB), traitement de la narcolepsie ; 6 cas Seropram (Citalopram), antidépresseur ISRS ; 34 cas Abilify (Aripiprazole), neuroleptique antipsychotique atypique ; 23 cas Oxycontin (Oxycodone), opioïde, douleurs intenses, en particulier cancéreuses ; 46 cas Zyban (Bupropion), antidépresseur ISRSN et dopaminergique utilisé comme aide au sevrage tabagique ; 35 cas Géodon, Zeldox (Ziprasidone), antipsychotyque atypique, en schizophrénie ; 19 cas Ritaline (Méthylphénidate, de la classe des amphétamines), TDAH : hyperactivité ; 27 cas Norset, Remeron (Mirtazapine), antidépresseur tétracyclique (à effet noradrénergique prédominant); 15 cas Neurontin (Gabapentine), antiépileptique, traitement des douleurs neuropathiques ; 35 cas Keppra (Lévétiracétam), antiépileptique, aussi en algologie ; 21 cas Valium (Diazépam), benzodiazépine anxiolytique (tranquilisant), parfois anticonvulsivant ; 11 cas Xanax (Alprazolam), benzodiazépine anxiolytique, anxiété ; 15 cas Cymbalta (Duloxétine), antidépresseur ISRSN, dépression, douleurs neuropathiques ; 45 cas Rivotril (Clonazépam), benzodiazépine : sédatif, hypnotique, anxiolytique et antiépileptique ; 10 cas Interféron alpha, cytokine, traitement de certains cancers et maladies chroniques (selon les formes) ; 54 cas Risperdal (Rispéridone), neuroleptique dit « antipsychotique atypique », en schizophrénie ; 29 cas Seroquel (Quétiapine), neuroleptique dit « antipsychotique atypique », en schizophrénie ; 53 cas
Antiépileptiques et antidépresseurs problématiques, mais
largement utilisés aussi en algologie, discipline décrédibilisée par la
fraude de Scott Reuben
Pour d’autres effets secondaires de certains médicaments mentionnés
ou non dans cette étude, reportez-vous à la liste de catégories à gauche
des pages de Pharmacritique. J’aimerais rappeler ici l’avertissement
récent de la FDA, inséré dans les RCP (résumé des caractéristiques du
produit) portant sur le risque de suicide des médicaments
antiépileptiques, dont j’ai rendu compte dans un article en date du 2 février 2008.
Il y a de quoi frémir quand on se rappelle que les antiépileptiques –
mais aussi les antidépresseurs – sont largement utilisés aussi en
algologie, sans qu’il y ait eu le moindre débat digne de ce nom lorsque la fraude massive de Scott Reuben
a été découverte : au moins 21 des 72 études signées ou co-signées par
ce médecin qui mangeait à tous les râteliers pharmaceutiques ont été
partiellement ou intégralement falsifiées, afin de « démontrer »
l’utilité de certains médicaments dans le traitement des douleurs
post-opératoires, mais aussi neuropathiques. Cela a été qualifié de
« séisme dans l’algologie », avec la possibilité que cette discipline
ait été en grande partie faussée par cette fraude et les études et
pratiques qui se sont basées là-dessus. Et pourtant, rien n’a changé.
Il faut rappeler aussi l’autre avertissement de la FDA sur les certains effets secondaires des somnifères, tels que comportements compulsifs, incontrôlables, en plus des autres effets indésirables. Donald Light
s’étonnait de ne pas voir ce type d’avertissement dans les notices
européennes des médicaments, ni discutés dans les media. Le titre de son
intervention peut servir de conclusion :
Le médecin, soupçonné d’avoir massacré le 31 mai dernier sa femme et
ses 4 enfants avant de se donner la mort, pourrait avoir eu un coup de
folie déclenché par un médicament.
Emmanuel Bécaud, médecin de province sans histoire, était-il en
pleine possession de ses moyens au moment où il a tué sa famille ? Plus
d’un mois après les faits, un nouvel élément vient relancer l’enquête
sur cette tuerie survenue le 31 mai dernier à Pouzauges, petite commune de Vendée. Selon Le Parisien,
les enquêteurs privilégient désormais l’hypothèse d’un antidépresseur –
la sertraline – pour expliquer le coup de folie du médecin, qui a
abattu sa femme et quatre enfants avant de se suicider. Une première en
France.
«Nous n’avons pas trouvé trace d’autres produits dans son organisme,
indique une source proche de l’enquête au quotidien. On soupçonne ce
médicament d’avoir été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres et a
déclenché le massacre». La sertraline se vend le plus souvent sous la
marque Zoloft. Les enquêteurs ignorent, pour l’heure, depuis combien de
temps le médecin de 34 ans, «surmené» selon son entourage, prenait ce
médicament. Mais le dosage était à «dose thérapeutique, et sans excès»,
précise la source.
Certains sujets peuvent «perdre les pédales»
L’hypothèse selon laquelle ce type de médicament peut provoquer un
coup de folie a déjà été prise au sérieux dans plusieurs affaires
criminelles survenues à l’étranger. En juin 2001, une cour américaine
condamnait ainsi le laboratoire SmithKline Beecham, propriétaire de
l’antidépresseur Deroxat, à verser 6,4 millions de dollars aux proches
des victimes de Don Shell,
un homme sous antidépresseur qui avait tué toute sa famille avant de se
suicider dans le Wyoming. Trois ans plus tard, un tribunal australien
accordait des «circonstances atténuantes» à une jeune femme qui avait
tenté de tuer ses enfants avant d’essayer de mettre fin à ses jours.
D’après Guy Hugnet, ancien cadre dans l’industrie pharmaceutique
auteur du livre «Antidépresseurs : mensonges sur ordonnance», ces
affaires ont permis de révéler des études scientifiques qui indiquent
bien que certains patients peuvent être en proie à des «agitations
sévères» qui amènent à «perdre les pédales». Un phénomène appelé
l’akathisie, indique-t-il au Parisien. Les antidépresseurs mis en
cause sont appelés IRS (inhibiteurs de la recapture de la sérotonine).
Parmi eux, on trouve notamment le Zoloft , le Deroxat, le Seropram mais
aussi le très célèbre Prozac. «En France (…), ils sont prescrits comme
des petits pains alors que les médecins sont sous-informés des risques»,
estime Guy Hugnet. La France détient en effet le record du monde de
prises d’antidépresseurs : 5 millions de Français avouent en consommer
régulièrement.
Les Français détiennent le record mondial de leur consommation. Or,
ces molécules – comme les drogues – modifient la chimie de nos neurones…
(…)
Il est de notoriété publique que les ordonnances des médecins
généralistes regorgent de ces molécules – deux, trois, et bien plus, on
le verra – prescrites comme des bonbons dans le but non de traiter des
maladies, mais en quelque sorte d’“améliorer l’ordinaire”. Tous les
prétextes sont bons pour ingurgiter des cocktails de gélules. Dormir, se
réveiller, être stimulé, moins angoissé, moins stressé, plus
performant, plus en confiance, mieux concentré, moins timide, pour ne
pas perdre pied, ne pas s’endormir au volant, se désinhiber, par peur de
l’échec à un examen, à cause d’un chagrin d’amour, d’une rupture, d’un
deuil, du chômage, de problèmes familiaux, etc.
C’est ainsi que, selon les rapports officiels, 50 % de ceux qui
prennent des antidépresseurs ne sont pas dépressifs. Le constat est
encore plus flagrant pour les tranquillisants et somnifères et, de plus
en plus, pour les neuroleptiques, puissantes drogues dont une seule dose
suffit à assommer pendant plusieurs jours un individu normalement
constitué. Quelles peuvent être les répercussions de cette overdose
nationale et légale sur le cerveau de millions de gens – des plus jeunes
en passant par les femmes enceintes jusqu’aux vieillards – qui ne sont
pas à proprement parler malades, ou qui n’ont pas bénéficié d’un
diagnostic fiable ? C’est ce que j’ai cherché à savoir en explorant ce
continent noir de notre pharmacopée. On a tendance à l’oublier ;
pourtant, à l’instar des drogues illégales – cocaïne ou amphétamines,
par exemple –, ces chères petites pilules agissent en modifiant la
chimie de nos neurones. Pour le meilleur et… pour le pire !
chapitre 1
Un homme bien
Ce dimanche 30 mai 2010, jour de la Fête des mères, Bernard et
Geneviève se réjouissent de recevoir leur fille Sylvie et son charmant
mari, le docteur Emmanuel Bécaud, ainsi que leurs quatre petits-enfants :
Eloi, 3 ans, Noé, 5 ans, Arthur, 8 ans, et Juliette, 9 ans. Tout ce
petit monde turbulent va égayer leur après-midi. Les parents de Sylvie,
des retraités, habitent un pavillon dans un bourg des Deux-Sèvres, à la
frontière avec la Vendée.
Midi vient de sonner au clocher du village, le déjeuner est prêt, la
journée s’annonce radieuse. Il ne reste plus qu’à attendre. Une bise
légère caresse les fleurs du jardin. Le ciel est d’un bleu limpide. Un
coup bref sonne au clocher : 12 h 30. Ils ne vont pas tarder.
La famille Bécaud habite le village de Pouzauges, à quelques
kilomètres de là. Pourtant, à 13 heures, ils ne sont toujours pas
arrivés. Bernard passe un coup de fil. Pas de réponse. C’est qu’ils sont
en route. Une heure plus tard, même constat : aucune nouvelle de la
joyeuse troupe. Cette fois, cela devient franchement inquiétant. Bernard
et Geneviève font le tour des hypothèses. Un oubli ? Peu probable. Un
accident sur la route ? Ils auraient été prévenus. Emmanuel retenu par
une urgence ? Sylvie aurait téléphoné. Pour en avoir le cœur net,
Bernard décide de se rendre sur place, à Pouzauges. Les Bécaud occupent
une belle maison moderne sur une colline à la sortie du village. On la
repère facilement avec son toit de tuile et son bout de façade en bois
peint en rouge. Emmanuel et Sylvie, 34 et 35 ans, tous deux natifs des
environs, se sont rencontrés à la faculté de médecine à Poitiers.
Ils se marient au cours de l’année 2000. Juliette arrive au monde peu
après, puis Arthur. Emmanuel, lui, réalise son rêve : s’installer comme
médecin de campagne non loin de la terre de son enfance. Confrontée à
la pénurie de médecins, la petite commune de Montourtais lui a proposé
un local que le jeune carabin a accepté. Dans la foulée, le couple fait
bâtir cette belle maison. Sur place, Bernard constate que les volets du
pavillon sont fermés. Bizarre, se dit-il. Apparemment, il n’y a
personne. Le garage est fermé, lui aussi. Ou peuvent-ils bien être ? Un
silence pesant émane de cette maison. Bernard possède un double des
clés. Il hésite, puis se décide à entrer. Quelques secondes plus tard,
il ressort en larmes, épouvanté, comme s’il avait vu le diable lui-même.
Le pauvre homme s’empresse d’appeler les secours.
Lorsque les gendarmes poussent la porte de la maison, ils n’en
croient pas leurs yeux. Une vision de cauchemar s’offre à eux. C’est
d’abord Emmanuel qui est pendu à une cordelette au milieu du salon. Il
porte des blessures au pied. A proximité de son corps, une bûche et un
couteau ensanglanté. Puis, dans la chambre du couple, ils découvrent
Sylvie baignant dans une mare de sang. Elle a été poignardée d’une
dizaine de coups de couteau avant d’être égorgée. Le pire, si l’on peut
dire, est à venir : un à un, les gendarmes trouvent dans les autres
chambres les corps des petits, privés de vie, gisant face contre
l’oreiller, le crâne fracassé par une bûche.
Des crimes d’une barbarie inouïe qui suscitent une intense émotion
chez les habitants du village. Très vite, une question effleure les
lèvres : qui a bien pu commettre de telles horreurs ? Xavier Pavageau,
le procureur de la République de Vendée, ouvre une enquête et s’attelle à
la tâche. On pense d’abord à un rôdeur psychopathe, ou encore à un fou
furieux échappé d’un hôpital psychiatrique. Pourtant, il faut rapidement
se rendre à l’évidence. “Aucun élément, constate le procureur, ne
laisse penser à une intervention extérieure : pas d’objet disparu, ni de
trace d’effraction.” De plus, la maison était verrouillée de
l’intérieur. Seule certitude, “il y a eu lutte. Le désordre dans la
chambre du couple atteste que Sylvie Bécaud a essayé de se défendre. Un
vase brisé a été retrouvé par terre”. Elle porte des plaies aux mains,
signe qu’elle a tenté de résister à son meurtrier. Mais qui ? Quand ? Et
surtout, pourquoi ?
L’enquête de voisinage apporte quelques éléments de réponse. Emmanuel
a été aperçu le vendredi soir vers 22h30 sortant ses poubelles. Mais,
ensuite, la famille tout entière semble disparaître de la circulation.
Un vrai mystère. Personne ne se souvient de les avoir vus. Deuxième
indice : selon un autre voisin, les volets sont restés clos toute la
journée du samedi. Or, les gendarmes ont trouvé les enfants en pyjama. Vraisemblablement, les crimes ont donc eu lieu le vendredi soir. Ce que
les autopsies vont confirmer. Mais, surtout, la scène de crime va
parler. Et elle impose une vérité, impen- sable, monstrueuse: le docteur
Emmanuel Bécaud a lui-même massacré les êtres qu’il chérissait le plus
au monde avant de mettre fin à ses jours. Dans le village, c’est la
stupeur. Les habitants sont en état de choc, les proches anéantis.
“Un acte contre nature”, s’insurge aussitôt le maire, Michel
Guignard, un architecte. L’élu connaît bien le docteur. Il le
rencontrait régulièrement pour discuter de questions sanitaires, de
l’agrandissement éventuel de son cabinet. De plus, en tant que maître
d’œuvre, c’est lui qui a dessiné les plans de sa maison et surveillé les
travaux. A ce titre, il a eu de longues discussions avec le couple. Que
pense-t-il d’eux ? Emmanuel, dira-t-il, “c’est un homme bien, la
simplicité incarnée, qui savait mettre à l’aise”. Sylvie, “une femme
simple également, gentille, catholique pratiquante, très impliquée dans
des associations liées à l’école dans laquelle ses enfants étaient
scolarisés”.
La grande majorité des témoignages recueillis par le procureur ira
dans ce sens. “Un couple uni” qui a fait “un mariage d’amour, ça se
voyait à leurs yeux”. “Il adorait ses enfants.” “Il était tellement
gentil, calme, posé, facile d’abord.” “Une personne extraordinaire”,
confiera l’un de ses voisins. “Gentil, simple, dévoué, proche de ses
patients.” Tout le contraire d’un meurtrier sanguinaire. Mais alors,
comment expliquer cette folie qui semble s’être emparée de lui ?
Les enquêteurs explorent les pistes habituelles. Un problème conjugal
caché derrière le vernis des conventions ? Rien ne permet de le penser.
Au contraire, le couple apparaît soudé, sans problème particulier. Des
ennuis financiers ? Pas davantage. L’activité professionnelle est
florissante. Les enfants ? De l’avis général, ils sont équilibrés,
épanouis.
Seul point noir dans ce tableau idyllique : le jeune médecin, qui se
donnait corps et âme à ses patients, traversait une période de
surmenage. Le maire l’avait remarqué: “Il faisait des heures à n’en plus
finir. Il m’arrivait de passer devant le cabinet le soir, vers
21 heures, et de constater qu’il était toujours en consultation.” Même
son de cloche du côté de la pharmacienne : “Son cabinet était toujours
ouvert et il était prêt à résoudre tous les soucis des gens.” Le
procureur dresse le même constat. Pour autant, explique-t-il, “le
surmenage ne peut être suffisant pour expliquer un tel geste”. Il ajoute
: “Nous devons découvrir l’élément déclencheur.”
En France, les tragédies familiales font environ trois cents morts
par an. Elles alimentent quotidiennement la rubrique des faits divers
avec des titres qui provoquent l’effroi – “Un père a poignardé ses trois
enfants”, “Un homme élimine sa femme avant de tuer ses deux enfants”,
“Une femme noie ses bambins et agresse son mari” – avant de sombrer dans
l’oubli. Selon les statistiques, les hommes passent plus souvent à
l’acte que les femmes – deux tiers des meurtriers sont des pères.
Toutefois, cette violence conjugale touche tous les milieux. “La hantise
de la séparation peut conduire à de l’acharnement ou à des actes
irréversibles”, constate le psychiatre Roland Coutanceau. Rupture,
jalousie, marasme financier… autant d’éléments déclencheurs qui
permettent de s’accrocher à un minimum d’explication. Aussi atroces
soient-ils, ces drames restent à l’intérieur des frontières de l’humain.
D’autres, par contre, semblent nous conduire au-delà de ces limites,
directement aux portes de l’enfer. Ils restent hermétiquement fermés à
l’entendement humain. En août 2005, près de Laval, en Mayenne, un homme
de 51 ans massacrait sa femme et ses deux enfants dans le pavillon
familial avant de se lacérer les bras, puis la nuque, et de se donner la
mort. Un scénario proche de celui de Pouzauges : ni antécédent de
violence, ni conflit familial, ni difficultés financières… une énigme
totale.
C’est pourquoi le procureur de Vendée met tous ses espoirs dans le
résultat des analyses toxicologiques. On a trouvé divers médicaments
dans l’armoire à pharmacie de la maison, et jusque dans les poches du
médecin : aspirine, anxiolytiques, morphine, ainsi qu’une ordonnance de
paroxétine – un antidépresseur plus connu sous le nom de marque Deroxat.
Mais ça ne prouve rien. Qu’un médecin ait des médicaments à portée de
main, quoi de plus normal? Ont-ils un lien avec les crimes ? C’est la
seule question qui vaille, et seule l’analyse toxicologique peut
apporter sur ce point une preuve indiscutable.
Comme souvent en matière criminelle, les résultats se font attendre.
Mais, lorsqu’ils arrivent, trois semaines plus tard, ils provoquent un
double coup de théâtre. D’une part, parce qu’ils révèlent la présence
insoupçonnée de la sertraline – un autre antidépresseur longtemps
commercialisé sous le nom Zoloft, avant de devenir un générique. Le
procureur précisera que “les doses absorbées étaient normales”. Il
ajoutera : “On n’a pas trouvé trace d’un autre médicament dans le sang
du médecin.” D’autre part, parce que ce même procureur orientera ses
soupçons vers cette molécule, déclarant publiquement qu’“il peut y avoir
un lien de causalité entre le médicament et l’acte”. C’est lui qui
aurait pu déclencher un véritable ouragan dans le cerveau du jeune
praticien jusqu’à le conduire à cette folie sanguinaire.
Des propos qui interpellent et suscitent le scepticisme. En effet,
comment un médicament supposé soigner les gens pourrait-il pousser au
crime? Question pertinente. Et d’abord, Emmanuel Bécaud était-il
dépressif ? Pour certains spécialistes, “c’est une évidence car il avait
beaucoup maigri”, note le docteur Alain Gérard, psychiatre. La maladie
dépressive serait donc responsable de l’acte criminel.
Pourtant, cette hypothèse reste sujette à caution. Elle est
intervenue a posteriori, comme pour fournir une explication rationnelle
qui nous rassure. C’est souvent le cas dans ce genre d’affaires. La
presse titre sur la “dépression” supposée de la personne et on tourne la
page. Ce qui évite d’aller chercher plus loin. En réalité, l’entourage
du médecin a davantage décrit le docteur Bécaud comme “surmené” et
“surinvesti” dans son travail, plutôt qu’abattu. Depuis quelque temps,
pour tenter de décompresser, il s’offrait même des plages de repos,
fermant son cabinet le mercredi après-midi pour se consacrer à ses
enfants et à son potager.
A vrai dire, il est plausible qu’Emmanuel Bécaud, se sentant en perte
de vitesse, se soit prescrit un antidépresseur pour faire face, tenir
le coup. Rien d’étonnant à cela. Des millions de Français avalent ces
molécules pour les mêmes mauvaises raisons. Sans qu’un diagnostic fiable
ait été posé. Selon les chiffres officiels, 50 % des prescriptions se
font en effet hors indication, c’est-à-dire chez des gens non
dépressifs, mais qui ressentent le besoin d’un coup de pouce. Les
médecins ne sont pas épargnés, eux qui à longueur de journée voient
défiler toute la misère du monde dans leur cabinet.
Pourquoi, comme le commun des mortels, n’éprouveraient-ils pas le
besoin de se shooter pour tenir bon ? Selon une enquête, un grand nombre
d’entre eux ont pris l’habitude de se soigner eux-mêmes, sans consulter
un confrère pour établir un diagnostic. Plus de 80 % se prescrivent
leur propre traitement psychotrope.
Outre la dépression, une autre thèse a été avancée pour expliquer le
massacre de Pouzauges : celle du suicide altruiste. Un expert le définit
comme “l’obligation imposée à quelqu’un de tuer ses proches pour les
préserver d’un malheur et, ensuite, de se supprimer. La personne, dans
sa pathologie, pense que la vie est trop difficile pour elle et sa
famille. Et donc, elle préfère mettre fin à leur vie afin d’abréger
leurs souffrances”. Chaque être humain a sa part d’ombre. On ne peut
donc pas totalement exclure cette hypothèse. Pour autant, elle
n’explique pas le déchaînement de violence du médecin envers des êtres
qu’il chérissait tant. En revanche, cette folie destructrice apparaît
comme la signature des médicaments psychotropes dans de nombreuses
affaires d’homicides ou de suicides répertoriées par certains pays –
Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, pays nordiques… –, alors qu’en
France, pourtant championne du monde de la consommation par habitant,
c’est l’omerta. Or, on va le voir, l’hypothèse du procureur – un lien
entre l’antidépresseur et la folie criminelle du docteur Bécaud – n’a
rien de farfelu. Bien au contraire !
On s’en doute, Xavier Pavageau ne lance pas une telle accusation au
hasard, ni sans avoir mené son enquête sur la sertraline. Qu’a-t-il
découvert? D’abord, que ce médicament appartient à une illustre famille
d’antidépresseurs, apparue au début des années 1990 et dont le célèbre
Prozac fut le chef de file. Ce qui signifie que la sertraline, le Prozac
et les autres membres de cette famille – Deroxat, Seropram, Seroplex,
pour les plus connus – possèdent des propriétés pharmacologiques
communes. Sans entrer pour l’instant dans les détails, retenons qu’ils
agissent de manière similaire sur le cerveau en augmentant le taux de
sérotonine, un messager chimique – neurotransmetteur en langage médical –
qui intervient dans les échanges entre les neurones. Propriétés qui
sont à la base même de leur succès phénoménal dans le monde occidental.
Les fabricants se partagent aujourd’hui un marché mondial estimé à près
de 20 milliards de dollars annuel. Pour donner un ordre de comparaison,
ce gâteau atteignait à peine le milliard de dollars à la fin des années
1980.
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