Il y a un quart de siècle tout juste, tous les espoirs étaient permis
: le mur de Berlin n’était plus qu’un tas de ruine, et l’URSS et sont
lot de dictatures communistes allaient rapidement devenir un mauvais
souvenir.
L’universitaire américain Francis Fukuyama prophétisait dans un article désormais archi célèbre « la fin de l’Histoire » ,
c’est à dire la marche inéluctable de la planète vers un modèle unique,
celui des démocraties libérales et de l’économie de marché : un
paradigme présumé vainqueur par KO technique contre le marxisme.
Le sens de l’histoire des deux derniers siècles serait donc bien
celui d’une « révolution libérale mondiale » à la fois irrésistible et
irréversible, c’est-à-dire l’avènement universel d’une démocratie
consacrant et protégeant la liberté individuelle et les droits de
l’homme. Faut d’ alternative crédible, la démocratie libérale et
l’économie de marché ont donc vocation à s’imposer partout à plus ou
moins brève échéance.
Aujourd’hui Francis Fukuyama déchante, même si le modèle démocratique
sort pourtant largement vainqueur des 25 dernières années : en 1974, 30
Etats étaient démocratiques, soit moins de 30%, contre 120 en 2013
soit près de 60%.
Trois pas en avant, deux pas en arrière
Malheureusement la Thaïlande ne fait plus partie des 60%
démocratiques. Il semble qu’en Thaïlande le chemin vers la “fin de
l’histoire” soit un peu plus sinueux et compliqué qu’ailleurs. La
marche vers la démocratie en Thaïlande ressemble plus à une Conga
cubaine : trois pas en avant et deux pas en arrière.
Mais les particularités de la Thaïlande n’expliquent pas à elles seules les problèmes récents rencontrés par le royaume.
«Le problème dans le monde d’aujourd’hui, c’est non
seulement que les pouvoirs autoritaires sont toujours bien portants,
mais que de nombreuses démocraties ne vont pas bien non plus. »
écrit Francis Fukuyama dans le Wall Street Journal.
Et pour appuyer sa démonstration il cite la Thaïlande “dont le tissu
politique effiloché a cédé la place le mois dernier à un coup d’Etat
militaire, ou le Bangladesh, dont le système reste sous l’emprise de
deux machines politiques corrompues.”
Beaucoup de pays qui semblaient avoir entamé des transitions
démocratiques réussies comme la Turquie, le Sri Lanka, ou le Nicaragua
ont basculé dans des pratiques autoritaires. D’autres, y compris les
ajouts récents à l’Union européenne comme la Roumanie et la Bulgarie,
sont toujours en proie à la corruption.
Comme en Thaïlande, la démocratie et le suffrage universel servent
bien souvent de vernis pour embellir des pratiques parfois condamnables.
Que dire du Mexique avec ses 22.000 « disparus » depuis 2006 ? Une
démocratie certes, mais rongée par la corruption, où toute une partie de
la police sert d’auxiliaire aux mafias locales.
Le monopole de la violence légitime
La Thaïlande n’en est pas là, mais avant le coup d’Etat, il était
possible de tirer sur les opposants au lance grenade à peu près
n’importe quand et n’importe où, sous le nez de la police.
Sous le dernier gouvernement Shinawatra, l’Etat thaïlandais était un
Etat en faillite : économiquement écrasé par le poids des pertes
générées par la folle spéculation sur le riz. Politiquement discrédité :
au sens de l’Etat donné par Max Weber (« le monopole de la violence
légitime »), l’Etat thaïlandais avait perdu le contrôle de la situation.
La Thaïlande n’est pas un cas isolé : la Russie tend de plus en plus
vers un régime autoritaire électoral menaçant de reprendre par la force
les territoires perdus lors de l’implosion de l’Union soviétique en
1991.
Quant au “Printemps arabe”, il a rarement accouché d’un retour à la
démocratie : une dictature, celle des islamistes, a le plus souvent
succédé à une autre, parfois encore pire que la précédente.
Certes le pourcentage des états démocratiques a doublé depuis 1989,
passant de 30 à 60%, mais la démocratie ne se limite pas à l’élection
d’un gouvernement.
Les dérives de la démocratie
Le plus gros problème dans les sociétés qui aspirent à devenir
démocratique est devenu leur incapacité à produire durablement ce que
les gens attendent d’un gouvernement: la sécurité personnelle, la
croissance économique, et des services publics de base qui fonctionnent
correctement (en particulier l’éducation, les soins de santé et les
infrastructures) et qui sont indispensables pour la réalisation des
aspirations individuelles de chacun.
C’est à n’en pas douter un point faible de la démocratie en
Thaïlande : lorsqu’elle accouche d’un régime kleptocratique au service
exclusif d’une famille, puis d’un seul des membres de cette famille, la
démocratie n’est plus crédible.
Lorsque les intérêts supérieurs de la Nation thaïlandaise sont jetés
dans un puits sans fond de démagogie par une poignée de dirigeants
aveuglés par l’ambition, et agissant en toute impunité avec le blanc
seing de l’onction démocratique, la démocratie n’est plus crédible.
Cela ne remet pas en cause la validité du modèle démocratique sur le
long terme, y compris pour la Thaïlande : le seul horizon
crédible reste la voie du libéralisme économique et politique.
Mais pas à n’importe quel prix. La dictature de Prayuth n’est pas une
réaction contre la démocratie, elle est une réaction contre les pires
dérives de la démocratie.
EN IMAGES – Les 11 et le 12 octobre derniers, la police thaïlandaise a
découvert une cinquantaine de Rohingyas et Bangladais abandonnés sur
une île du sud du pays. Ils ont été enlevés au Bangladesh puis
contraints à embarquer sur des bateaux de pêche pour partir travailler
comme esclaves, probablement en Malaisie.
Accusée de recourir à l’esclavage dans sa juteuse industrie de la
crevette, la Thaïlande, troisième exportateur mondial de produits de la
mer, tente de convaincre la France et l’Europe de ses efforts pour
éradiquer le problème, loin d’être réglé.
Ministère du travail, de la pêche, bureau de la lutte contre le
trafic d’êtres humains, police, industrie : Bangkok n’a pas lésiné sur
la composition de sa délégation envoyée au Salon international de
l’alimentation (Sial) organisé près de Paris, puis qui se rendra à
Bruxelles.
«Nous ne sommes pas dans le déni. Beaucoup de mesures concrètes sont
en train d’être mises en place», a promis Sarun Charoensuwan, du
ministère des Affaires étrangères, lors d’un séminaire spécialement
organisé sur le thème.
Il y a fort à faire, tant les accusations portées contre la Thaïlande
ces dernières années sont de nature à faire passer l’envie de manger
les crevettes élevées dans les nombreuses fermes autour de Bangkok,
vendues notamment aux Etats-Unis (25% des exports) et en Europe (15%).
En juin, le quotidien britannique The Guardian publiait une enquête
accablante sur le traitement réservé aux migrants birmans et cambodgiens
sur les bateaux thaïlandais. Le poisson qu’ils pêchent est ensuite
transformé en farine pour nourrir les crevettes d’élevage.
Enrôlement forcé, journées de travail de vingt heures. Et surtout
passages à tabac, tortures et meurtres des travailleurs récalcitrants ou
affaiblis. Le journal cite même le cas d’un migrant écartelé entre
plusieurs bateaux, devant ses collègues.
En 2011, un rapport de l’Organisation internationale des migrations
(OIM) expliquait que les pêcheurs, vendus aux capitaines des bateaux par
des trafiquants, pouvaient rester «des années» à travailler sur les
navires sans être payés. Parfois sans mettre le pied à terre, en
naviguant jusqu’au large de la Somalie, d’autres bateaux assurant le
ravitaillement.
En France, le distributeur Carrefour a suspendu ses achats de
crevettes à la Thaïlande en juin, après l’enquête du Guardian. Auchan et
Casino n’en importaient pas de ce pays.
Soucieuse de son image et d’un secteur qui représente 40% de ses
exportations agroalimentaires, l’un des piliers de son économie, la
Thaïlande veut résoudre le problème en «ramenant les migrants illégaux
dans le marché formel du travail», explique M. Sarun.
Les militaires au pouvoir depuis le coup d’Etat de mai ont lancé une
vaste politique de régularisation, avec des centres d’enregistrement où
les migrants peuvent obtenir des papiers.
1,4 million de travailleurs immigrés sont désormais enregistrés
légalement, dont 50.000 dans le secteur de la pêche, selon les derniers
chiffres officiels. Mais des centaines de milliers d’autres sont
toujours dans la clandestinité.
- ‘Sur le terrain rien n’a changé’ -
Une nouvelle loi oblige les patrons pêcheurs à établir des contrats
de travail en règle, à respecter salaire minimum et temps de repos, et à
ne pas embaucher les moins de 15 ans.
A l’automne 2013, 178 entreprises du secteur ont signé une charte de
«Bonnes pratiques de travail», sous l’égide du gouvernement et de
l’Organisation internationale du travail (OIT). Parmi elles, Charoen
Pokphand (CP) Foods, ancien fournisseur de Carrefour, ainsi que du
britannique Tesco et de l’américain Walmart.
«Nous sommes très déçus par ce programme», fustige toutefois Andy
Hall, militant britannique, auteur d’un rapport sur l’exploitation
généralisée de la main-d’oeuvre dans l’industrie agroalimentaire
thaïlandaise pour lequel il risque de la prison ferme.
«C’est un programme entre le gouvernement et l’industrie. Ils ont
fait des formations mais ils n’ont pas inclus les travailleurs ou les
syndicats», regrette-t-il.
La charte prévoit aussi un renforcement des inspections à bord des
bateaux et la mise en place d’un numéro d’urgence pour les travailleurs
menacés, qui semble peu utilisé pour le moment.
Mais «sur le terrain rien n’a changé» estime Andy Hall, évoquant «la
corruption» des forces de l’ordre, qui empêche tout contrôle sérieux sur
le long terme.
Les importations de Carrefour, qui surveille la situation via des ONG, sont toujours suspendues.
Entre Cambodge et Thaïlande, le marché noir florissant des organes
– Publié le 27/10/2014 à 13:22
Entre Cambodge et Thaïlande, le marché noir florissant des organes
Une longue cicatrice barre le flanc de Chhay. Souvenir d’une
opération dont il espérait qu’elle éponge les dettes de sa famille, mais
qui fait de lui une des premières victimes du trafic d’organes au Cambodge.
Chhay vit dans une petite maison d’une seule pièce avec neuf membres de sa famille, dans une banlieue de Phnom Penh.
Ce Cambodgien de 18 ans tente de se remettre de ce qu’il décrit comme
une terrible erreur: la vente d’un de ses reins, pour 3.000 dollars.
Il lui a été prélevé il y a deux ans, en toute illégalité, dans un
hôpital ultra-moderne de Bangkok, plaque tournante du tourisme médical
en Asie.
Il a porté plainte et deux trafiquants ont été interpellés.
Le jeune Cambodgien dit avoir été persuadé de donner son rein par une
voisine. « Elle savait que nous étions très pauvres et que ma mère
était endettée », explique le jeune homme, qui a demandé à ce que son
prénom soit changé dans l’interview.
De telles histoires sont courantes en Inde ou au Népal, où les trafiquants sont très implantés.
Les réseaux internationaux de trafiquants fourniraient jusqu’à 10.000
des quelque 100.000 transplantations annuelles réalisées à travers le
monde, selon les dernières estimations de l’Organisation mondiale de la
Santé (OMS).
Après avoir découvert que les trafiquants empochaient 10.000 dollars
par rein, Chhay et deux autres jeunes de la minorité musulmane chaan,
marginalisée au Cambodge, ont décidé de porter plainte.
Les trafics en tous genres sont légions au Cambodge, de la prostitution à l’esclavage industriel.
Mais le trafic d’organes n’était pas sur les radars jusqu’ici.
Un trafic d’organes dans un hôpital militaire de Phnom Penh a été évoqué en août par la presse.
Prum Sonthor, haut-responsable de la police de Phnom Penh en charge
de l’enquête, évoque seulement un stage de perfectionnement pour des
chirurgiens cambodgiens et chinois réalisant des greffes.
- « Je regrette » -
« Je veux dire aux autres de ne pas se faire retirer un rein comme
moi. Je regrette. Je ne peux plus travailler dur, même marcher
m’épuise », soupire Chhay en regardant des garçons de son âge jouer au
football.
Il a trouvé du travail dans une usine textile l’été dernier, malgré les séquelles de l’opération.
L’OMS s’inquiète des complications chez les patients ayant donné
leurs reins, qui n’ont souvent pas les moyens de se faire suivre.
En Thaïlande, plusieurs hôpitaux sont sous le coup d’une enquête pour
leur rôle dans ce trafic. Les enquêteurs se penchent notamment sur les
faux certificats de parenté entre donneur et greffé, comme le prévoit la
législation.
« Nous avons demandé aux hôpitaux d’être plus vigilants », assure à
l’AFP le président du Conseil médical de Thaïlande, Somsak Lolekha.
- Partie émergée de l’iceberg? -
Le marché noir des organes est florissant, en raison de la hausse du nombre de patients en attente d’une transplantation.
Rien qu’en Thaïlande, plus de 4.300 personnes étaient sur liste d’attente pour une greffe selon les statistiques d’août.
Et sur les 581 reins transplantés l’an dernier, seule la moitié
provenait de donneurs décédés, selon les chiffres de la Croix-Rouge
thaïlandaise.
Cette dépendance aux greffes issues de donneurs vivants ne cesse
d’augmenter à travers le monde, avec des patients se tournant vers le
marché noir quand aucun de leurs proches ne peut leur céder un rein.
La Croix-Rouge de Thaïlande, qui supervise le don d’organes, a lancé
en avril un programme pilote qui oblige les hôpitaux à fournir une fiche
détaillée concernant les donneurs vivants.
« Avant, ils pouvaient venir en Thaïlande sans que nous le sachions…
C’est pour cela que nous avons demandé que soit créé un registre des
donneurs vivants », explique le directeur de la Croix-Rouge, Visist
Dhitavat.
Malgré cette amélioration, l’ONU s’inquiète des premières affaires révélées au Cambodge.
« Cela pourrait être la partie émergée de l’iceberg », redoute Jeremy
Douglas, représentant de l’Office des Nations unies contre la drogue
(ONUDC) à Bangkok.
« Les gens qui sont ciblés par ces trafiquants d’organes se trouvent
hors des radars de la société », dit-il. Et nombre d’entre eux ne
portent pas leur drame sur la place publique.
Thaïlande: un militant poursuivi pour diffamation échappe à la prison
AFP 29 octobre 2014 à 08:19 (Mis à jour : 29 octobre 2014 à 12:21)
Le militant britannique Andy Hall reçoit des fleurs de ses
supporteurs à son arrivée au tribunal de Bangkok, le 29 octobre 2014 en
Thaïlande (Photo Pornchai Kittiwongsakul. AFP)
Un militant britannique, auteur d’un rapport sur l’exploitation de la
main-d’oeuvre dans l’industrie agroalimentaire en Thaïlande, a échappé
mercredi à une peine ferme pour diffamation.
Andy Hall, âgé de 34 ans, risquait un an de prison, mais un tribunal
de Bangkok a rejeté les accusations portées contre lui par l’important
groupe agro-alimentaire thaïlandais Natural Fruit, qui fournit le marché
européen.
«La cour rejette le dossier», a annoncé un juge, invoquant un vice de
procédure par les enquêteurs, lors de cette audience ouverte à la
presse.
«Les travailleurs qui se sont battus avec moi ont plus confiance dans
le système» après cette décision, a commenté Andy Hall à sa sortie du
tribunal, félicité par ses partisans massés devant la cour.
Il dénonçait cette procédure judiciaire, ouverte contre lui après une
interview sur la chaîne Al-Jazeera, comme une «répression» visant à le
faire taire.
Il y évoquait un rapport rédigé pour l’ONG finlandaise Finnwatch, qui
accusait Natural Fruit de faire travailler des enfants, d’être
impliquée dans le trafic d’êtres humains et de sous-payer ses ouvriers.
Activiste de premier plan en Thaïlande, notamment en faveur des
sans-papiers, cet expert des migrations s’était vu confisquer son
passeport par la justice.
Mais ses ennuis judiciaires ne sont pas finis: il est également
accusé de non-respect de la loi informatique, un crime puni de sept ans
de prison.
Andy Hall dénonce sans relâche les violations des droits des
sans-papiers de Thaïlande venus des pays limitrophes, du Cambodge à la
Birmanie.
Il s’est notamment impliqué récemment dans la défense des droits de
deux jeunes Birmans accusés du meurtre de deux Britanniques en septembre
dans le sud de la Thaïlande.
Dans cette affaire, les accusations contre les méthodes d’enquête de
la police thaïlandaise se sont multipliées, mais elle assure que les
deux Birmans ne sont pas des «boucs émissaires».
Le général Prayuth Chan-ocha, nouvel homme fort du régime, Premier ministre autoproclamé. (Photo Chaiwat Subprasom. Reuters)
RENCONTRE
Accusé de crime de lèse-majesté par la junte qui a pris le pouvoir,
Jaran Ditapichai, l’un des meneurs des Chemises rouges, est en exil à
Paris.
Il ne sait pas s’il pourra un jour retourner en Thaïlande. «Là-bas,
je suis passible de trois à quinze ans de prison. Pour que j’y
retourne, il faudrait qu’il y ait une amnistie, ou qu’un mouvement
populaire renverse la junte militaire.» Jaran Ditapichai, 69 ans,
militant des droits de l’homme en Thaïlande, vit en exil à Paris depuis
le 15 juin. Il a déposé une demande d’asile politique. Il connaît bien
la France pour s’y être déjà réfugié dans les années 80. Figure du
soulèvement étudiant d’octobre 1973 à Bangkok, il avait rejoint le Parti
communiste thaïlandais puis, entré dans la clandestinité lors de la
répression, avait trouvé refuge à Paris en 1984. Ex-étudiant en philo à
la Sorbonne, il en garde quelques bons restes de français. Il est l’un
des meneurs des «Chemises rouges», les partisans de l’ex-Premier
ministre en exil, Thaksin Shinawatra, renversé par un coup d’Etat en
2006. Homme d’affaires richissime, Shinawatra était aussi détesté par
les milieux royalistes et par l’armée que populaire chez les démunis
grâce à ses programmes sociaux et ses subventions. Mais il avait aussi
entretenu à son profit tout un système de corruption, ce qui lui a valu
d’être condamné.
Après un nouveau coup d’Etat mené par la junte militaire le 22 mai,
Jaran Ditapichai a préféré s’exiler, laissant femme et enfant à
Bangkok, plutôt que de risquer la prison. Déjà sous le coup de mandats
d’arrêt, il a été accusé le 27 août par la junte de lèse-majesté. Son
crime ? Avoir organisé l’année passée une pièce de théâtre pour une
cérémonie de commémoration du soulèvement étudiant d’octobre 1973. Pour
les autorités, la pièce critiquait la monarchie. Deux étudiants qui y
participaient ont depuis été jetés en prison.
En exil, Jaran Ditapichai tente d’alerter les politiques, les ONG, les médias sur la situation en Thaïlande. Situation «complexe», comme il le reconnaît lui-même. «Les
touristes qui viennent ne le savent pas forcément, mais mon pays est
devenu une vraie dictature militaire, dont le but est de réduire au
silence les partis politiques et la tendance antimonarchiste qui avait
pris beaucoup d’ampleur depuis quelques années. La junte veut en
particulier museler le Pheu Thai [«Pour les Thaïlandais», le parti pro-Thaksin, ndlr], parce qu’elle le sait trop puissant électoralement.» Le roi Bhumibol Adulyadej, 86 ans et malade, était de fait de plus en plus ouvertement critiqué.
Attaques systématiques de la junte
Pour faire passer son coup d’Etat, le chef de la junte, et Premier
ministre autoproclamé, le général Prayuth Chan-ocha, a, tout en
s’arrogeant un pouvoir absolu, promis des élections pour la fin de
l’année prochaine et une réforme démocratique. Celle-ci est censée être
portée par un Conseil national des réformes, qui s’est réuni pour la
première fois mardi. «Je n’y crois pas, ni aux élections ni à la réforme. Ce n’est que mensonge, balaie Jaran Ditapichai. Le
Conseil national des réformes est entièrement composé de « Chemises
jaunes », c’est-à-dire ceux-là même qui défendent l’élite
aristocratique, qui ne croient pas en la démocratie, qui n’ont pas
intérêt à la réforme.» Avec d’autres opposants, il a créé, en juin,
FreeThaïs, l’Organisation pour la Thaïlande libre, les droits de
l’homme et la démocratie, qui se veut le centre de ralliement des
Thaïlandais, en exil ou non, qui «réfutent la légitimité de la junte militaire et aspirent à une démocratie pleine et entière».
Jaran Ditapichai dénonce les attaques systématiques de la junte
contre la liberté d’expression et de réunion politique (la loi martiale,
instaurée après les manifestations de fin 2013-début 2014 et qui
interdit les rassemblements politiques, est toujours en vigueur).
Plusieurs dizaines d’intellectuels, journalistes et militants ont, comme
lui, pris la fuite à l’étranger, plus d’une centaine d’autres sont
détenus dans des camps militaires. «Les autres, convoqués par la
junte, ont été libérés au bout de quelques jours après avoir dû signer
un contrat qui les engage à ne pas quitter le pays et à cesser toute
activité politique, autrement dit faire allégeance à la junte.» Les médias sont sommés de relayer la propagande officielle.
Jaran Ditapichai raconte aussi comment, la semaine dernière, un homme
de 67 ans s’est retrouvé accusé de crime lèse-majesté pour avoir
gribouillé un commentaire antiroyaliste dans des toilettes publiques
d’un centre commercial de Bangkok. Il sera jugé par un tribunal
militaire, sans possibilité d’appel ni de libération sous caution. Autre
signe de la répression en cours, un musicien s’est vu infliger en août
quinze ans de prison pour des propos jugés insultants envers la
monarchie postés sur Facebook en 2010 et 2011.
«La société thaïlandaise est profondément divisée»
«Des voix critiques se font encore entendre à Bangkok, mais timidement, constate Jaran Ditapichai. Les dissidents sont obligés de se cacher. Les débats sont muselés.» Dans le même temps, le mécontentement grandit.
«Les gens voient bien aussi que l’économie s’effondre. Le prix du riz a
chuté de moitié, ce qui pousse certains riziculteurs au suicide. Le
tourisme est en baisse.» Que peut faire la communauté internationale ?
«Plusieurs gouvernements, dont la France, ont fermement condamné le
pustch du 22 mai, mais depuis, rien. Il faudrait qu’ils fassent
davantage pression. Par exemple, suspendre la livraison des hélicoptères
commandés par l’armée thaïlandaise à Airbus [quatre appareils EC725 doivent être livrés à partir de 2015 et sept autres ont été commandés cette semaine, ndlr].»
A l’en croire, «le chemin vers la démocratie reste possible, mais
ce sera très difficile. La société thaïlandaise est aujourd’hui
profondément divisée entre les Chemises jaunes, c’est-à-dire les
partisans des élites au pouvoir, et les Chemises rouges, le petit
peuple. Cette ligne de fracture divise les familles, les entreprises,
les cercles amicaux. Les Chemises jaunes considèrent qu’ils incarnent le
bien, que les Chemises rouges sont le mal. Il faudra beaucoup de temps
pour rassembler les gens.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire